« El Clan » : Une famille au-dessus de tout soupçon

Incroyable, mais vrai. Cette histoire horrible est bien celle d’une famille très « comme il faut » qui a vécu et prospéré dans l’Argentine des années 1980 avant d’être démasquée pour rapts et tortures et arrêtée dans sa maison de San Isidro, banlieue résidentielle de Buenos Aires. C’est le réalisateur Pablo Trapero, révélé en 1999 à Venise avec « Mundo Grua », austère et audacieux premier film en noir et blanc, auteur depuis de plusieurs films marquants, notamment « Leonora », en compétition à Cannes en 2008, qui a voulu la mettre en images. Sidéré par cette « affaire » qui l’avait secoué alors qu’il avait 13 ans.

Et qui nous interroge tous, tant elle illustre de façon tristement irréfutable ce qu’il ne faut jamais oublier : la banalité du mal, son emprise sur des êtres pas toujours méprisables, et la facilité avec laquelle chacun peut parfois, sinon l’excuser, du moins s’y opposer. Trapero a longtemps enquêté, puis bataillé ferme pour monter son projet, pas toujours encouragé, en Argentine, par des contemporains des sinistres héros, toujours persuadés de leur innocence. Ni par ceux qui, aujourd’hui encore, ne tiennent pas à rappeler qu’avant d’être une démocratie, l’Argentine fut une dictature elle-même longtemps criminelle…

C’est en effet un ancien homme de main des services de renseignements militaires qui est le chef de ce « Clan » familial diabolique. Mis en « chômage technique » en 1983 par la chute de la dictature, ce père de famille toujours bien mis, connu dans son quartier pour son obsession de la propreté - il lavait à grande eau le trottoir chaque jour devant chez lui - a vite trouvé comment employer à nouveau son savoir-faire : derrière une « couverture » parfaitement avouable - un commerce d’articles nautiques -, il a organisé lui-même des enlèvements crapuleux. Soigneusement planifiés, et effectués avec une main-d’œuvre gratuite et obéissante : ses fils, et deux amis proches.

L’intendance suivait : les victimes étaient jetés, et torturés, sur une paillasse dans le sous-sol de la coquette villa, et la mère de famille - une ancienne enseignante avenante et cultivée - leur descendait de temps en temps de quoi ne pas mourir d’inanition. Sans trop s’émouvoir des hurlements qui, parfois, mal couverts par la musique pop ou rock pourtant montée au maximum, montaient de ce sous-sol où gisaient les proies judicieusement choisies par son délicieux mari : deux chefs d’entreprise (dont une femme), et deux jeunes fils de famille… amis de son fils aîné. Rien, d’ailleurs, ne semblait pouvoir troubler la vie de famille de ces parents attentifs et aimants, qui suivaient de près les devoirs de leurs enfants et se sentaient fiers de leurs succès. Il y avait juste, parfois, quelque réticence chez les garçons, mais le père, alors, savait vite faire rentrer tout le monde dans le rang…

On n’arrive pas à comprendre… Comment Alejandro, le fils aîné, superbe garçon, brillant, bien dans sa peau, espoir de l’équipe nationale de rugby, a-t-il pu mener de front, pendant plus d’un an, une vie d’idole sportive, acclamée par ses pairs et son public, et de malfrat complice de son tortures meurtrières ? Comment a-t-il pu, même, désigner comme cible l’un de ses plus proches copains ? Comment, alors qu’il avait tous les moyens de partir, a-t-il pu continuer de suivre un père que pourtant il désapprouvait ? Et comment voisins et amis ont-ils pu fermer les yeux pendant plus d’un an sur des horreurs qui devenaient difficiles à cacher ?

MON AVIS

Le film, qui s’ouvre sur la vision d’emblée insoutenable d’une femme hurlant à la mort dans le noir, bouscule la chronologie, alterne séquences familiales scandaleusement paisibles et épisodes violents parfois difficiles à supporter, n’explique rien. Il se contente de montrer, avec une froide acuité. Et nous laisse profondément mal à l’aise. Brillamment mené - le suspense reste entier jusqu’à la fin -, il réunit un bouquet d’interprètes tous remarquables, notamment Guillermo Francella, un comédien généralement cantonné dans les rôles comiques, remarquable ici dans les costumes impeccables du patriarche et monstre Arquimedes Puccio. Co-produit par Almodovar, plébiscité en Argentine où il a battu tous les records de fréquentation, « El Clan », histoire vraie qui laisse rêveur sur la capacité humaine à imposer, assumer et, parfois, laisser se perpétrer sans s’indigner les pires horreurs, a décroché le Lion d’argent du dernier Festival de Venise.

Annie Coppermann

Leave a Reply