Sebastian Rivas, l’homme qui fait chanter Thatcher et Pinochet

Baluchon à l'épaule, manteau de voyage et foulard au vent, Sebastian Rivas est un compositeur nomade, un bourlingueur affairé entre deux ports d'attache. Aujourd'hui parisien dans les studios souterrains de l'Ircam. Demain romain aux balcons de la villa Médicis, où l'ont précédé d'autres pensionnaires de l'Académie de France – Berlioz, Debussy, Dutilleux. Après-demain argentin, une nationalité qu'une dernière ligne droite de formalités administratives va lui permettre enfin d'acquérir. Car, pour l'heure, Sebastian Rivas a un passeport français en poche : il est né en 1975 aux environs de Paris, où ses parents, argentins, chercheurs universitaires menacés par la junte militaire, avaient fui leur patrie. Et il est resté en France jusqu'à sa huitième année, en 1983, lorsqu'une fois la démocratie rétablie sa famille est rentrée à Buenos Aires et l'a inscrit au lycée français de la capitale.

Histoire politique et vie privée

L'histoire politique s'est donc invitée très tôt dans la vie bousculée de Sebastian Rivas. Rien d'étonnant à ce que son premier opéra, Aliados (Alliés), en orchestre un événement mémorable, lié à la fois au destin de l'Amérique du Sud et à celui de l'Europe. Au printemps 1999, Margaret Thatcher, ex-Premier ministre du Royaume-Uni, « Dame de fer » à la mémoire rouillée et embrouillée par un début de maladie d'Alzheimer, rend une visite très médiatisée à l'ancien dictateur chilien Augusto Pinochet. Lui est assigné à résidence à Londres, où, afin d'échapper à un procès pour crime contre l'humanité, il simule la sénilité. A la fois acteurs et débris de l'Histoire, ces deux « alliés » évoquent le bon vieux temps de la guerre des Malouines, en 1982, lorsque le Chili a prêté main-forte au Royaume-Uni contre l'Argentine.

Créé avec succès en juin dernier (1), Aliados, sous-titré « opéra du temps réel », est repris pour deux soirs au festival Musica ; il en clôt l'édition 2013 sur un point d'orgue positif : rarement un opéra d'aujourd'hui a scellé avec un tel bonheur l'alliance et l'alliage de l'actualité politique et de la musique contemporaine.

Alors que ses premiers goûts musicaux le portent vers le jazz et le rock, rien ne semble prédisposer Sebastian Rivas à devenir compositeur classique. Sauf une série de ces chocs émotionnels qui, au sortir de l'adolescence, décident d'une vocation. D'abord une représentation du Château de Barbe-Bleue au Théâtre Colón : l'opéra de Béla Bartók lui ouvre les portes secrètes des rêves éveillés, des visions oniriques du désir. Puis une audition du Sacre du printemps, dont il ressort étourdi par le cataclysme stravinskien des rythmes, ébloui par l'orgie fauviste des couleurs. Enfin, en 1995, lors d'une tournée en Argentine de l'Ensemble intercontemporain et de l'Ircam, Pierre Boulez vient diriger, outre des pages de Webern, son propre Dialogue de l'ombre double, pour clarinette solo et informatique. Placé près de la table de régie, Sebastian Rivas observe, fasciné, le compositeur et ses assistants manipuler dans la semi-obscurité le clavier des consoles, tandis que le son amplifié, ramifié, démultiplié par cette sorcellerie électronique tournoie dans les haut-parleurs au-dessus du public, telle une comète nocturne déboussolée.

Artiste engagé

Dix ans plus tard, et un parcours sans faute dans les conservatoires de Boulogne et de Strasbourg, auprès d'Ivan Fedele et de Georges Aperghis, Sebastian Rivas intègre le cursus d'informatique musicale de l'Ircam. Un rêve devenu réalité ? « D'abord une violence, corrige rétrospectivement l'élu. De 9 heures du matin à 6 heures du soir, vous retournez à une école austère, sévère, celle des sciences et des mathématiques ; vous prenez des notes, accumulez des masses d'informations techniques, pour les appliquer en travaux pratiques, rentré chez soi. Il faut remettre à plat son savoir antérieur, se défaire d'anciennes certitudes. » Un danger guette alors l'« ircamien » néophyte : céder à l'enchantement des outils, au mirage de la toute-puissance technologique. Se perdre dans les labyrinthes sophistiqués de la recherche pour elle-même. Confondre calcul et invention, réalisateur et créateur. « Il faut revenir à ce qui donne du sens, ne pas se protéger derrière la complication ou se réfugier dans l'abstraction », proteste un Sebastian Rivas soucieux de ne pas se couper du monde qui l'entoure et qui, souvent, lui paraît ne pas tourner rond. Un artiste engagé ? Le compositeur ne refuserait pas l'étiquette, lui qui a milité à l'extrême gauche du clavier politique, dans la mouvance de Lutte ouvrière. Lui qui ne se résout pas au repli désabusé de sa génération sur la sphère privée, dans le confort résigné de l'individualisme.

Pas question pour autant de tenir tribune en sacrifiant exigences artistiques ou idéaux esthétiques. Par la virtuosité de son écriture et la richesse de ses références, Aliados témoigne de ce refus de toute concession. Du théâtre musical intègre, dans le lignage prestigieux de L'Histoire du soldat, de Stravinsky, ou d'Aventures, nouvelles aventures, de Ligeti. La formation instrumentale insolite d'Aliados – piano, violon, clarinette basse, trombone, guitare électrique, percussions – rappelle l'orphéon ambulant imaginé par Stravinsky. Quant au traitement des voix par l'informatique de l'Ircam, il assaisonne le chant des protagonistes d'Aliados de bizarreries incongrues, dignes des trois zinzins vociférants de Ligeti.

Un rappel à la sombre vérité

Enfin, le livret habile d'Esteban Buch – autre Argentin installé en France – évoque l'univers délabré des pièces de Samuel Beckett. Entre Pinochet flanqué d'un garde du corps et Maggie Thatcher d'une infirmière se joue une « fin de partie » bancale et dérisoire, mi-grotesque, mi-tragique. Un cinquième personnage, le fantôme d'un soldat mort dans le naufrage du navire argentin coulé par la marine britannique, vient perturber l'artificielle cérémonie d'entente cordiale et troubler les bonnes consciences. « J'ai composé Aliados en gardant toujours à portée de main deux partitions de Mozart, Così fan tutte et Don Giovanni, confie Sebastian Rivas. La première, pour le glissement harmonieux d'une forme à l'autre, de duo en quatuor, de quintette en trio. La seconde, pour le personnage du Commandeur, qui vient après sa mort demander des comptes, refuser l'impunité et réclamer justice, comme le soldat péri avec trois cents autres conscrits dans le naufrage d'un bâtiment de guerre argentin. » Face au déni imposteur du passé (Pinochet), à la confusion complaisante des souvenirs (Thatcher), Aliados sonne un juste rappel à l'ordre, à la sombre vérité des événements réels. La musique de Sebastian Rivas possède le jaillissement tonique des sources qui rafraîchissent la mémoire.

 

Trente glorieuses

Jusqu'au 5 octobre 2013, Musica fête ses 30 ans : une longévité dont peu de festivals analogues peuvent se féliciter. Surtout en ayant conservé fraîcheur et goût de l'innovation. La programmation 2013 en témoigne, par la large place accordée aux compositeurs de moins de 40 ans (Francesco Filidei, Yann Robin, Sebastian Rivas, Vasco Mendonça), à la vidéo (installations de Robert Cahen), à la danse (Angelin Preljocaj), à la mise en scène (Guy Cassiers). L'hommage strasbourgeois rendu au plus juvénile des vétérans, Pierre Henry, pionnier octogénaire des musiques concrètes, rappelle qu'il n'y a pas d'aventure sans fidélité, de renouvellement sans permanence.

 

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