Mafalda, 50 ans et toutes ses dents!

Mafalda quinqua ! On se pince pour y croire, tant cette gamine à la bouille résolument enfantine mais aux préoccupations d'adulte semble intemporelle. Des preuves ? "Ce n'est pas que la bonté n'existe pas, mais elle reste incognito." "Nous avons des hommes de principes, c'est dommage qu'on ne les laisse jamais passer à l'acte." Une dernière pour la bonne bouche : "La vie moderne impose des loisirs de plus en plus brefs."  

Voilà du Mafalda pur jus, née officiellement le 29 septembre 1964 dans les pages de l'hebdomadaire argentin Primera Plana sous le crayon de Quino. La petite fille impertinente a porté son regard incisif sur le monde comme il ne va pas jusqu'en 1973, au gré de publications diverses - le quotidien El Mundo puis le magazine Siete Dias - sous la forme de strips qui ont fait le tour du monde, dans la presse puis en livres.  

Courte vie pour une héroïne de BD mais popularité planétaire, surtout en Amérique latine et en Europe. Un phénomène. Et un anniversaire que célèbrent une expo à Angoulême, la republication de l'intégrale et une nouvelle collection d'albums jeunesse déclinés par thématiques. Mais derrière les bougies se cache une gamine qui a fermement secoué le monde social et politique. 

Par l'entremise du génial Quino, de son vrai nom Joaquin Salvador Lavado, né en 1932 à Mendoza, cette impayable créature de papier a beau être toute petite - âgée de 6 ans selon son créateur -, elle met une ardeur passionnée à vouloir faire bouger les lignes. Intelligente, cultivée et, surtout, atteinte de "questionnite" aiguë, y compris sur elle-même, Mafalda appuie là où ça fait mal : les injustices sociales, les abus du pouvoir, la corruption, la fracture Nord-Sud, le sexisme, le racisme, la bêtise, la famine, la pollution de la planète... Que la terre ne tourne pas rond la rend malade. Et de consulter sa mappemonde, comme Hamlet son crâne. 

Issue de la classe moyenne, affublée d'une mère prisonnière de la routine domestique et d'un père anxieux qui calme son stress en arrosant ses plantes, cette indécrottable contestataire est entourée de copains stéréotypés à point : Manolito, bête, macho, et suppôt du capitalisme ; la très conformiste Susanita, une vraie chipie qui ne pense qu'à dégoter un beau parti ; son voisin Felipe, doux rêveur un peu dépressif, mûr pour le divan ; Miguelito et sa tête en feuilles de salade, anarchiste de droite et admirateur de Mussolini.  

A leurs côtés, Mafalda, leur chef de bande, n'en paraît que plus anticonformiste et passe son temps à les mettre sur le gril. "Mafalda touche aux contradictions de l'être humain, souligne le dessinateur Pancho, signature fameuse du Canard enchaîné. On ne sait jamais comment elle va réagir. Il y a chez elle cette dimension psychanalytique propre aux Argentins." 

La prouesse de Quino est d'avoir trouvé une veine humoristique redoutable en mettant dans la bouche de son héroïne ingénue des questions inquiétantes : "Maman, la capacité de triompher ou d'échouer dans la vie est-elle héréditaire ?" Les événements de Mai1968 la troublent : "Qu'est-ce qu'on va faire maintenant avec tout ce qu'on nous a appris à l'école ?"  

Ses questions sont toujours de nature inductive ; elles partent d'un cas atypique pour en tirer une généralité ou d'une conséquence afin d'en trouver la cause. Rien de tel pour révéler les paradoxes du monde et de la nature humaine. 

Pas toujours les idées claires

Et dire que cette philosophe en socquettes a été conçue, à l'origine, pour une campagne de pub pour l'électroménager... L'annonceur voulait des strips sur le modèle des Peanuts, élargi à une famille, avec adultes et enfants. La campagne a capoté, Mafalda trouvé preneur ailleurs et son public partout. 

Mais surtout chez elle. "A l'époque, la situation politique de l'Argentine ne permettait pas un humour frontal, rappelle Pancho. Il fallait trouver un moyen détourné pour dire les choses, en jouant avec la complicité du lecteur. A tel point qu'après le coup d'Etat de 1976 beaucoup de gens s'interrogeaient sur la façon dont Mafalda aurait réagi."  

Car, si Quino n'a pas envisagé un tel succès, il a toujours assumé la couleur politique de son personnage : "Mes parents étaient des républicains espagnols. Les drames de la guerre civile et la montée du fascisme ont marqué mon enfance, confie-t-il à L'Express. Ces drames m'ont donné un sens politique de la vie, que je me plais à reproduire dans mon travail." 

"La pionnière des indignés"

Pour autant, son héroïne, si engagée soit-elle, n'a pas toujours des idées très claires : si elle aime la paix autant que les meringues et déteste à peine moins le communisme que la soupe, elle ne comprend pas bien la guerre du Vietnam, le rôle de l'ONU ou les discours de Fidel Castro.  

Mafalda se mêle de ce qui la regarde et la préoccupe. Quand elle s'interroge sur la politique, la condition féminine, l'éducation ou la mondialisation, ses réflexions font mouche. Et aussi des émules. Les altermondialistes en ont ainsi fait leur égérie et, pour manifester contre le Forum économique mondial de 2003, à Davos, ils avaient installé une grande sculpture de glace à son effigie.  

"Elle a été la pionnière des indignés, estime El Fisgon, caricaturiste vedette du quotidien mexicain La Jornada. A une époque où les dictatures commençaient à proliférer en Amérique latine, elle demandait à une infirmière : "Vous avez un vaccin contre le despotisme ?" Lire Mafalda fut pour moi un acte de rébellion intelligente." 

Quino l'assure : arrêter Mafalda lui a coûté autant qu'à ses aficionados, mais il craignait de se répéter. "C'est comme si un ébéniste devait toujours fabriquer la même table. Moi, je voulais aussi faire des portes, des chaises, des bancs..." Non sans raison, à en juger par la quinzaine d'albums qui constituent (aussi) son oeuvre, où le maestro y asticote son époque avec brio. Et ce, depuis son premier dessin d'humour politique, paru dans un hebdomadaire de Buenos Aires, le 9 novembre 1954. 

Double anniversaire pour le "père" de Mafalda qui fête aussi ses soixante ans de carrière. Accordez-vous donc sans tarder une séance de "quinothérapie", pour reprendre le mot très inspiré du Colombien Gabriel Garcia Marquez, Prix Nobel de littérature. Quino a beau dire que "l'humour ne transforme rien", le sien fait du bien. Et plus encore. 

Mafalda, une petite fille de 50 ans. Espace Franquin, Angoulême (Charentes). Du 30 janvier au 2 février. 

Mafalda. Intégrale 50 ans, par Quino. Glénat. 

La Petite Philo de Mafalda, par Quino. P'tit Glénat, 32 p., 9,90€ l'album. 

 

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