Le trafic d’animaux sauvages menacés passe aussi par la Suisse

Marie Maurisse

Enquête. Antilopes tibétaines et vigognes sont massacrées par des braconniers pour leur laine précieuse. Qui est ensuite exportée illégalement en Europe. Le marché au noir des espèces en voie d’extinction est estimé à près de 10 milliards de francs par année.

Genève, à l’automne dernier. Obdulio Menghi marche d’un pas lent jusqu’à son petit hôtel, situé au pied de la vieille ville, quand il aperçoit un stand d’habits péruviens au cœur du marché de la Madeleine. Le président de la Fondation pour la biodiversité argentine, curieux, s’y arrête et demande à la vendeuse si, à tout hasard, elle n’a pas des ponchos en vigogne. Ce camélidé gracile, issu de la même espèce que les lamas, vit sur les hauts plateaux d’Amérique latine.

La dame lui montre alors discrètement sa marchandise. Obdulio, 70 ans, caresse la laine du bout des doigts. C’est bien celle d’une vigogne, dont le pelage est si fin (de 8 à 10 microns alors que, par comparaison, l’alpaga est de 15 à 30 microns) que, du temps des Incas, seuls les membres de la famille royale avaient le droit d’en porter. Mais sur ce marché de Genève, l’Argentin est sceptique quant à l’origine de la laine: la fibre est trop sombre et le prix du poncho – 2500 francs contre plus de 4000 francs d’ordinaire en Suisse – est bien trop bas. Il en est sûr: «C’est de la laine illégale! Les braconniers tuent les vigognes, leur arrachent la peau, les tondent et revendent la laine au marché noir.» Le trafic, très lucratif, emprunte parfois les mêmes réseaux que ceux de la coca. «J’ai vu en Argentine des gens acquérir cette laine contre de la drogue », témoigne Obdulio Menghi.

Longtemps menacée d’extinction, la vigogne a été sauvée notamment par Obdulio Menghi qui, sous l’égide de la Cites (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction) où il a travaillé près de trente ans, en a fait le but de sa vie. Depuis la fin des années 90, les vigognes sont hors de danger. Et elles ne peuvent être tondues que vivantes par les communautés indigènes au Pérou, en Bolivie, au Chili et en Argentine, lors de cérémonies traditionnelles, les chaccu.

Dans le cas découvert à Genève, rien de tout cela: la laine illégale passe au travers des autorités et est exportée discrètement en France ou en Italie, où se trouvent les usines capables de la tisser; puis elle est acheminée en Suisse. Et sur ce stand de la Madeleine, les clients s’arrachent, à un prix bradé, cette laine si rare, si précieuse et si chaude.

Cinquième marché criminel mondial

De la corne de rhinocéros à la peau de tigre, le trafic illégal d’espèces menacées représente jusqu’à 10 milliards de francs par an, selon une étude de l’ONG américaine Global Financial Integrity. Cela en fait le cinquième marché criminel mondial. Chaque jour, des animaux sauvages sont torturés ou sauvagement tués afin de faire commerce de leur peau, leur fourrure, leur lainage ou leurs cornes. En Afrique, le rhinocéros, que les braconniers sont purement et simplement en train de décimer, est le cas le plus médiatique. Mais d’autres espèces, dont le destin est moins spectaculaire, font aussi l’objet d’un marché illégal qui fait la fortune des groupes mafieux. Et qui finiront en châles ou en pull-overs sur les épaules des skieurs.

Quelle est la destination finale de ces produits? L’Asie est souvent pointée du doigt, mais l’Europe n’est pas non plus en reste. Ainsi que la Suisse. En 2013 et 2014, l’organe helvétique de la Cites, qui compte seize collaborateurs dont huit scientifiques, a recensé 1017 lots illégaux de produits issus d’espèces menacées. La liste va de sacs en python aux ballots de laine de vigogne, et comprend même des hippocampes et des coraux précieux. Une importation est considérée comme illégale si elle concerne une espèce interdite au commerce ou s’il manque les certificats d’origine. Les règles, parmi les plus complexes du monde, sont établies par la Cites, dont le Comité directeur s’est d’ailleurs réuni formellement à Genève la semaine dernière.

L’antilope tibétaine, elle, est tellement en danger qu’il est strictement interdit de vendre sa laine shahtoosh, la plus fine du monde. Ces bovidés, qui ne peuvent être domestiqués, vivent à plus de 4000 mètres d’altitude. Mais dans cette région proche de la Chine et du Cachemire, et malgré une alerte lancée au niveau mondial par Interpol, ces antilopes sont la proie de braconniers sans scrupules qui les tuent et les tondent.

La Suisse est l’un des premiers marchés pour ces châles de luxe, vendus entre 500 et 2000 francs, selon les matières avec lesquelles la laine d’antilope est mélangée, comme le cachemire ou le pashmina. En février 2015, les douanes suisses ont effectué une saisie record de 22 châles shahtoosh. Lisa Bradbury, qui travaille à Berne au bureau suisse de la Cites, observe régulièrement ces écharpes dans les boutiques chics de Gstaad ou de Saint-Moritz.

Le directeur de Lisa, Mathias Lörtscher, souligne combien les contrôles sont difficiles. Car rien ne ressemble plus à de la laine que de la laine… Et son équipe est réduite. «Nous sommes obligés de faire confiance aux certificats d’origine que l’importateur nous présente», indique-t-il. Parfois, aussi, les documents se perdent en cours de route, et il met une amende.

Pour l’association américaine PETA de défense des droits des animaux, qui s’est fait connaître par ses campagnes-chocs contre la fourrure, le destin de la vigogne ou de l’antilope tibétaine est tout aussi précieux que celui de l’éléphant ou du python. «Les Etats doivent punir les trafiquants qui chassent ces bêtes et vendent leur laine, estime Frank Schmidt, coordinateur de campagne au sein de l’ONG. Quant aux acteurs de l’industrie de la mode, ils doivent n’utiliser que des fibres en viscose.»

Obdulio Menghi a prévenu ses anciens collègues de la Cites que le sort de la vigogne était à nouveau fragilisé par les braconniers. Mais, face au trafic de l’ivoire, le destin du frêle animal n’a pas encore ému l’opinion. La prochaine conférence mondiale de la Cites aura lieu en septembre prochain à Johannesburg, en Afrique du Sud. Et, d’ici là, il compte bien porter le sujet à l’agenda de la rencontre. Lui, en hiver, il porte une veste en polaire. 

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