Fronton : Trabendo livresque

On se retrouve en automne. Mettons cela sur le compte du dérèglement climatique et, en gens de bien et de subtilité, n’en parlons plus, sauf peut-être pour dire, qu’après tout, la saison est propice à l’envolée des feuilles. Les feuilles, j’en ai trouvé dernièrement sur la tombe de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges à Genève. Une visite en hommage au grand homme, érudit supersonique qui, dans les années quarante, fut écarté de son métier de bibliothécaire pour devenir «inspecteur des lapins et volailles sur les marchés publics» de Buenos Aires ! Etrange endroit que ce Cimetière des Rois de la capitale helvétique, où aucun monarque n’est enterré. On y trouve en revanche des seigneurs des lettres, de la musique et de la peinture ou des gens de bien et de subtilité, comme vous et moi, que Dieu nous préserve de la prétention.

Derrière la tombe de Borges, se trouve une autre, modeste, délimitée par de simples planches, parsemée de fleurs et de coquillages. Et dessus, cette plaque plus impressionnante que le jet d’eau du Lac Léman : «Grisélidis Real, écrivain, peintre et prostituée».
Mais c’était Borges que nous étions venus voir, l’auteur d’une des plus belles nouvelles de la littérature mondiale, Le Livre de sable. Il y avait inventé un ouvrage infini qui contenait tous les livres du monde. Des pages déployées dans l’incommensurable totalité du savoir humain !

Une maison d’édition, aussi argentine que Borges, a lancé El libro que no puede esperar, soit le livre qui ne peut pas attendre. C’est un recueil de nouvelles de jeunes auteurs sud-américains dont les pages ont la particularité de s’effacer complètement au bout de soixante jours. Après, il se transforme en bloc-notes. Succès phénoménal en Argentine, sur le continent et bientôt, dit-on, dans le monde.
Toujours près de la tombe de Borges, m’est revenue cette anecdote du dernier Salon du Livre d’Alger. Deux hommes se présentent au stand d’un éditeur et distributeur algérien, demandant à acheter la totalité des ouvrages présents, en liquide, sans facture et sur le champ ! Intrigué par cette offre, le directeur s’efforce de les faire parler. Ils lui avouent alors qu’ils comptent écouler la «marchandise» au Maroc et lui suggèrent tout l’intérêt qu’il peut en tirer.

L’éditeur avait refusé nettement de tremper dans de telles pratiques et, en quelque sorte, d’effacer complètement le contenu de son stand. Je me suis demandé si le fait que l’Académie française ait retenu dans son dictionnaire le mot «trabendo» n’avait pas poussé ce dernier à investir dans l’édition. Mais, comme les choses vont très vite chez nous, avez-vous remarqué que le mot «trabendo» tombe finalement en désuétude ? On dit plutôt «tbezniss» aujourd’hui. De l’anglais «business». En toute noblesse !  
 

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