En Argentine, les une-deux entre foot et politique

Ballottage : en français dans le texte ou à l’espagnol, balotaje. D’ordinaire, les Argentins l’utilisent pour moquer des deuxièmes noces, supposées sans avenir. Depuis le 25 octobre, ils l’utilisent en mode politique puisque, pour la première fois de son histoire, leur pays va connaître un second tour lors de l’élection présidentielle, ce dimanche 22 novembre. Contre toute attente, Daniel Scioli (37% des suffrages lors du 1er tour), l’héritier falot du couple Kirchner, au pouvoir depuis douze ans – Néstor (2003-2007) et Cristina (2007-2015) - se retrouve à ferrailler contre Mauricio Macri (34,5%), le maire libéral de Buenos Aires qui se présente sous la bannière de Cambiemos («Changeons»). Ce dernier a bâti une grande partie de sa popularité en devenant le président à succès de Boca Juniors, le principal club de foot du pays, entre 1996 et 2008.

Durant les quatre semaines de l’entre-deux tours, la politique a concurrencé le ballon rond dans les préoccupations quotidiennes des Argentins. Graffitis innombrables, panneaux XXL sur les immeubles à la façon des équipementiers sportifs, clips dans le métro ou à la télé, distribution de tracts dans la rue, débats dans les cafés ou à la fac, vidéos parodiques sur Facebook ou YouTube, tweets enflammés… «Le foot et la politique sont totalement imbriqués dans la société argentine, souffle Fabián Casas, poète, scénariste de Jauja, le film de Lisandro Alonso et fan de San Lorenzo. En 1978, la junte de Videla se servait de la Coupe du monde pour promouvoir son gouvernement. En 2009, Cristina Kirchner a "nationalisé" les droits du foot avec la bénédiction de la Fédération afin, disait-elle, de "garantir aux Argentins l’opportunité de voir leur club sans payer. C’est un grand pas vers la démocratisation du pays". Les deux ne sont pas comparables mais ça indique combien le foot et la politique sont les reflets de la société argentine.»

Ballottage (bis). Il y aura une sorte de 3e tour au scrutin de ce dimanche. Il concerne les élections à la Fédération argentine de football (AFA). Beaucoup s’accordent à penser que le futur locataire de la Casa Rosada, l’Elysée argentin, déterminera le vainqueur, au grand dam des 75 clubs appelés à voter. Scioli, le péroniste de gauche soutient Luis Segura, l’intérimaire en place depuis la mort de Julio Grondona, l’omnipotent président de l’institution entre 1979 et 2015, porte-flingue de Blatter à la FIFA. Macri apporte, lui, son suffrage à Marcelo Tinelli, un jeune animateur de télé (35 ans), vice-président de San Lorenzo. La date supposée de cette bataille était prévue en octobre, puis en mars. Elle est désormais supposée se dérouler le 3 décembre. «Depuis trop longtemps, l’AFA gère le foot argentin n’importe comment. Les dirigeants ne pensent qu’à leurs intérêts mesquins. Il y a déjà ce championnat absurde à trente clubs (2) destiné à plaire au plus grand nombre et le niveau de l’arbitrage est lamentable. Il n’y a qu’à voir la finale de la Coupe et comment Rosario Central s’est fait arnaquer. Ensuite, les équipes nationales de jeunes n’ont plus le niveau. La sélection a joué les finales du Mondial et de la Copa America mais les a perdues. Que deviendra l’Albiceleste quand cette génération-là sera partie ?», tempête au téléphone depuis les Etats-Unis où il réside Mario Kempès, l’attaquant légendaire des champions du monde 1978.

Ballottage (ter). En ces temps agités, une élection peut en cacher une autre en Argentine. Outre le scrutin de ce dimanche et celui de l’AFA, les socios de Boca Juniors, le club le plus populaire du pays, vainqueur de la Coupe et du championnat début novembre, sont appelés à voter pour la présidence du club, comme en Espagne. «Présider le plus grand club du pays confère un prestige certain, avance Carlos Bianchi, ex-joueur meilleur buteur de L1 et ancien coach mythique des Xeineize. C’est un poste majeur dans la ville, aux nombreuses implications sociales. Il n’y a qu’à voir le destin de Mauricio Macri.» De fait, la campagne fait rage partout en ville. Là aussi – mais pas à même échelle — panneaux publicitaires, graffitis, affiches… soutiennent les différents candidats.

Ballottage (quatro). Jusqu’à mardi, et une victoire (1-0) à Barranquilla contre la Colombie lors de la quatrième journée des éliminatoires pour le Mondial 2018, qui en comptent dix-huit, la sélection argentine se trouvait en ballottage défavorable. «Le quotidien des hinchas (supporters), c’est leur club. C’est là que vibre toute la passion des amateurs de foot dans notre pays. La sélection est d’avantage suivie par un public familial, moins au fait des réalités footballistiques. La hinchada ne se réveille que lors des Coupes du monde. C’est toute notre contradiction : on est plus que fiers d’être Argentins mais on soutient d’abord nos clubs et l’Albiceleste, seulement quand ça compte», regrette Carlos Bianchi. Au reste, il y a une semaine lors d’Argentine-Brésil (1-1), au Monumental, les tribunes populares (derrière le but) souffraient de la comparaison avec leurs homologues d’Independiente, de Central, de Boca, de Central ou du Racing Club, les tribunes les plus incandescentes du pays. «Comme le reste de la société civile, le foot argentin est coincé dans ses contradictions. Il déteste les pechos frios (torses froids), ces joueurs pas assez virils, qui ne vont pas au combat, des mercenaires qui n’incarnent pas les vertus argentines (le Parisien Pastore ou l’ex de l’OM Lucho Gonzalez sont considérés comme tels, ndlr). Peut-être aussi que l’hinchada ne se reconnaît pas dans ces joueurs partis trop tôt en Europe. En même temps, on a toujours produit des artistes du jeu comme Sivori (Ballon d’or 1961) ou Kempes, voire des génies comme Di Stefano, Maradona ou Messi, tous partis en Europe», argumente Fabián Casas. Malgré un championnat plutôt moyen, les Argentins continuent de produire encore et encore des talents singuliers comme Angel Correa (20 ans, déjà à l’Atletico Madrid) ou Jonathan Calleri (22 ans), la merveille de Boca, avec ses buts venus d’ailleurs, qu’on annonce à l’Inter pour le mercato de janvier). Leur façon à eux de se réinventer dans ce chaos perpétuel. Une manière de ballottage favorable…

(1) Chaque équipe affronte une fois ses 29 autres adversaires puis joue une trentième rencontre, «son» derby et quand il n’y en a pas, la Fédération décide de façon arbitraire afin que toutes les formations disputent 30 matchs.


Ricco Rizitelli Envoyé spécial à Buenos Aires

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