Argentine: terminologie des tribus portègnes

Dans un précédent billet consacré à l'affaire Nisman, je traduisais par "juif de merde" l'expression "ruso de mierda" appliquée au ministre Timerman dans un extrait d'écoute judiciaire.

Pour ceux qui seraient surpris par l'utilisation du mot "ruso" pour désigner familièrement les juifs en Argentine, il est utile de prendre connaissance de l'ensemble de la terminologie populaire utilisée pour désigner les différentes communautés ayant constitué l'immigration argentine.

À part les vieilles familles de "criollos" (colons espagnols d'avant l'indépendance, pour beaucoup d'origine basque ou navarraise) et quelques poignées d'indiens Mapuches et autres, la plupart des Argentins d'aujourd'hui sont des descendants de l'immigration massive des années 1880-1920 (il y a d'ailleurs près du port de Buenos Aires, un ancien bâtiment de la douane qui a été converti il y a quelques années en musée de l'immigration qui fait un peu penser à celui d'Ellis Island à New York).

90% des immigrés venaient d'Espagne ou d'Italie et les 10% restant de France (pour l'essentiel) ou bien d'Europe de l'Est et du Nord. Les lecteurs de mon second roman "Voyou sentimental" pourront y découvrir aussi l'importance de l'immigration britannique (en particulier galloise et écossaise et dans une moindre mesure irlandaise) en Patagonie.

Les Italiens venaient aussi bien du Piémont que du Sud de l'Italie, mais comme bon nombre arrivaient depuis la région de Naples  on appelle encore familièrement leurs descendants des "tanos" (pour "napoletanos"),  une désignation plus ou moins équivalente à nos "ritals" (dérivé d'une abréviation administrative française pour désigner les "Réfugiés ITALiens" dans les années 20).

Les Espagnols venaient surtout de Galice (mais aussi de Catalogne ou d'ailleurs) et sont de ce fait traités de "gallegos".

L'immigration juive (fuyant les pogroms tsaristes) provenait pour l'essentiel de l'empire russe, d'où le surnom de "rusos" appliqué aux juifs (mais il y avait aussi une petite communauté sépharade originaire du Maroc).

Les arrivants du Moyen-Orient (provenant pour la plupart de la Syrie et du Liban) étaient des "turcos" en tant que ressortissants de l'ancien empire ottoman (y compris parfois les Arméniens, ce qui n'allait pas sans causer quelques fâcheux malentendus car l'importante communauté arménienne de Buenos Aires, tout comme celle de Marseille, s'est créée à la suite du génocide turc de 1915 et l'Argentine reste un des trop rares pays à avoir reconnu officiellement ce génocide), les Français étaient nommés "franchutes" et les Britanniques étaient évidemment des "gringos".

Les Allemands ou les Scandinaves étaient trop peu nombreux pour être affublés d'un surnom spécifique mais étaient des sortes de "gringos" honoraires.

Plus récemment sont arrivés les Japonais, puis les Coréens et les Chinois (tous regroupés sous l'étiquette de "chinos"; mais l'appellation de "chino" est parfois appliquée aussi aux indigènes originaires des pays andins: boliviens, péruviens... et "la china" n'est pas la Chinoise de Godard mais la compagne du gaucho.)

Selon le ton employé, la présence ou nom d'un suffixe diminutif ou de qualificatifs divers, ces surnoms familiers peuvent prendre un sens affectueux, moqueur, ou carrément injurieux.

Malgré les discours lénifiants et politiquement corrects sur l'harmonie entre les communautés, le racisme et les tensions qui vont avec restent très présents en Argentine (on peut se souvenir que lors des émeutes de 2001, les pilleurs de supermarchés privilégiaient les commerces chinois, tout comme les pilleurs de 1993 à Los Angeles ciblaient les commerces tenus par des Coréens; et il suffit de lire quelques jours les nombreux propos racistes et xénophobes déversés sur Internet à l'égard des boliviens et autres voisins ayant des physionomies plus indigènes que les Argentins pour être édifié sur ce point: tous ceux qui sont un peu foncés de peau y sont sommairement qualifiés de "negros" sans beaucoup d'aménité).

L'identification des communautés est aussi liée à des stéréotypes physiques et professionnels: ainsi, Don Manolo, l'épicier qu'on voit apparaître dans Mafalda avec sa tête carrée, ses gros sourcils plats et son crayon sur l'oreille est un archétype de petit commerçant "gallego", et dans le même genre on a aussi "el turquito/chino de la esquina" (l'épicier arabe/chinois du coin de la rue").

Il y a même eu longtemps à Buenos Aires, comme dans je ne sais plus quel album de Lucky Luke, de nombreux pressings tenus par des Japonais.

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