Argentine: Scioli promet la continuité, Macri, le changement

Il y a plusieurs raisons à cette montée du centre droit. D’abord, la difficulté de Daniel Scioli à s’imposer : le candidat peu charismatique du Front pour la victoire (FPV), qui a obtenu 37% des voix au premier tour, est soutenu du bout des lèvres par la présidente Cristina Kirchner, comme l’explique Sébastien Velut, professeur à l’université de Paris III et à l’Institut des hautes études d’Amérique latine (Iheal). « Cristina Kirchner n’a pas fait émerger de candidat qui pourrait lui succéder et qui aurait à la fois la légitimité d’avoir l’onction du kirchnérisme et en même temps de proposer autre chose. Daniel Scioli a du mal à faire entendre une voix qui soit à la fois dans la continuité de ce qui a été fait et en même temps différente ».

A 58 ans, Daniel Scioli, ex-gouverneur de la province de Buenos Aires où vit un tiers de la population du pays, a été vice-président de Nestor Kirchner entre 2003 et 2007 lors du premier mandat de celui-ci. « Il a été proche du kirchnérisme, précise Sébastien Velut, même s’il s’en est distancié ensuite ». Dans cette campagne, critiqué au sein même de sa coalition du Front pour la victoire, Daniel Scioli tente de montrer sa fidélité au péronisme tout en se démarquant du kirchnérisme, en prenant soin de ne pas nommer Cristina Kirchner dans ses discours. Il promet la continuité, sans le style « agressif » et populiste de la présidente sortante.

Plus conservateur que la présidente sortante, Daniel Scioli, qui est arrivé à la politique avec Carlos Menem (artisan des politiques libérales des années 1990), veut se positionner plus au centre et récupérer les voix des indécis. « Il y a un passé libéral chez les deux candidats (Scioli et Macri), donc même si Scioli remporte les élections, je pense qu’on est rentrés dans un tournant assez néoconservateur », fait remarquer Emilio Taddei, politologue, chercheur du Conicet (équivalent du CNRS) et enseignant à l’Université de Buenos Aires.

Les « déçus » des années Kirchner

De nombreux électeurs sont fatigués des douze années de domination du clan Kirchner (Nestor Kirchner de 2003 à 2007, puis sa femme Cristina Kirchner en 2007 et réélue pour un second mandat en 2011) et de sa politique d’économie dirigée et de favoritisme aux inconditionnels de son clan. La présidente Cristina Kirchner a voulu exercer un règne sans partage. Malgré des avancées sociales depuis la crise économique de 2001, le premier tour de l’élection présidentielle a fait apparaître un vote « contre » la politique menée jusqu’à présent par le kirchnérisme plutôt qu’un vote en faveur du programme du maire de Buenos Aires Mauricio Macri, explique Emilio Taddei. « Cela ne signifie pas que la droite n’ait pas de politique : on l’a vu lors des huit dernières années dans la ville de Buenos Aires, avec une politique de mise en valeur financière du sol urbain qui a entrainé l’expulsion des secteurs populaires de la ville ».

Pour Dario Rodriguez, enseignant à Sciences Po, et chercheur associé au Creda à Paris III, le style de Cristina Kirschner, son prosélytisme, « son identification populiste entre le leader et le peuple, ont déçu une partie de l’électorat. » Car dans sa rhétorique, il s’agit « d’incarner les intérêts du peuple kirchnériste et ceux qui s’en démarquent sont des ennemis de la patrie. » Mais il y a aussi des problèmes de gestion qui ont « caractérisé les dernières années du kirchnérisme avec le placement au sein des structures de l’Etat de proches de Cristina Kirchner, avec une absence claire d’un plan stratégique à long terme de reconstitution du pouvoir étatique », explique Dario Rodriguez. « Il y a clairement une situation de ras-le-bol vis-à-vis du gouvernement et donc n’importe quelle alternative viable au kirchnérisme est positive, au-delà du contenu concret de cette alternative-là », fait-il remarquer.

Mauricio Macri, celui qui promet le changement

C’est la première fois depuis 1916 qu’un homme de droite se trouve si près de remporter le scrutin présidentiel en Argentine. Fils d’un riche entrepreneur, proche du milieu d’affaires et des grandes entreprises, Mauricio Macri a gravi les échelons de la politique en devenant le président du fameux club de football Boca Junior entre 1995 et 2003. Un tremplin qui lui a permis de gagner un large soutien lorsqu’il s’est lancé en politique en 2003, et en particulier en 2007 lorsqu’il est élu maire de Buenos Aires, avec sa formation PRO (Proposition républicaine). « Il n’est pas le seul à avoir eu ce parcours, le président actuel de l’Uruguay Tabaré Vasquez a lui aussi été président d’un club de foot, avant de devenir maire de Montevideo puis président du pays », fait remarquer Sébastien Velut. Macri a su « capitaliser » cette conquête de l’électorat de la capitale et s’est lancé dans celle de l’intérieur du pays. « L’électorat de Buenos Aires est assez particulier, et pas représentatif du reste du pays : il est plus aisé, plus éduqué, davantage proche des thèses de centre droit que porte Mauricio Macri. Le défi pour lui est de trouver des électeurs dans le reste de l’Argentine et dans des contextes sociaux différents de la ville de Buenos Aires ».

La coalition de centre droit Cambiemos (« Changeons ») qui regroupe le parti de Mauricio Macri PRO et le parti radical, fonde son programme sur une critique des douze années de kirchnérisme, du contrôle étatique et de la mauvaise gouvernance qui selon l’opposition, ont freiné le développement économique du pays. « La présence de la jeunesse favorable au parti de Macri est très importante. Macri a donc réussi à mobiliser une bonne partie des jeunes avec ce discours du changement et avec une stratégie de modération vis-à-vis des critiques au pilier du kirchnérisme », souligne Dario Rodriguez.

La stratégie agressive de la campagne de Daniel Scioli

Le score de 34,33% de Mauricio Macri au premier tour de l’élection présidentielle le 25 octobre a surpris les partisans du Front pour la victoire. Du coup, Daniel Scioli a adopté un ton bien plus agressif à l’égard de son rival, agitant devant les Argentins le spectre de la peur et du retour aux politiques d’ajustement structurel, assurant que Mauricio Macri remettrait en cause tous les acquis sociaux mis en place au cours des douze dernières années de kirchnérisme, sans oublier une dévaluation massive qui contribuerait à plonger une partie de la population dans la pauvreté.

C’est cette agressivité et le manque de propositions concrètes pour l’avenir du pays de part et d’autre qu’a notés Sébastien Velut, lors du débat télévisé dimanche 15 novembre. « D’un côté, on avait Mauricio Macri qui était dans le registre de l’invocation : " si je gagne, ça va être formidable ", mais en fait avec très peu de concret. Et en face Daniel Scioli, assez agressif sur le thème : " c’est un retour en arrière " [aux années ultras libérales si vous votez pour Macri], mais lui-même ne proposant pas grand-chose ».

Car en effet, « le kirchnérisme a mis en place un certain nombre de mesures de redistribution sociales en Argentine. Ils craignent que si Macri gagne, ces mesures soient diminuées. Il y aurait donc plus d’appui pour Scioli du côté des classes populaires. D’autre part, les proches de Cristina Kirschner ont peur d’être évincés du pouvoir », explique Sébastien Velut. « Etonnamment, remarque Emilio Taddei, on a assisté à un vote important des secteurs populaires en faveur de Macri, alors qu’elles ont bénéficié des politiques sociales du kirchnérisme ». Jusqu’au dernier jour de campagne ce jeudi, Daniel Scioli a mobilisé ses électeurs sur ce thème de la peur, et Mauricio Macri sur l’appel au changement. Tous deux se disent déterminés à lutter contre la corruption mais sont restés très flous sur les moyens d’y parvenir.

Situation économique de l’Argentine : quelle stratégie pour l’avenir ?

Si des avancées sociales ont été mises en œuvre sous les douze années de kirchnérisme, la situation économique s’est dégradée, fait remarquer Emilio Taddei. « Il y a eu des mesures de visées démocratiques très importantes, notamment la reprise des négociations collectives, la renationalisation des entreprises publiques qui avaient été privatisées, le mariage… Ils ont légitimé certaines politiques car ils se trouvaient dans un moment de croissance économique sans égal depuis le début du XXe siècle. Mais là, on arrive à la fin de ce cycle économique, et beaucoup d’aspects qui étaient présents dans la crise de 2001 ne sont toujours pas résolus et émergent à nouveau ».

Depuis trois ans, les marqueurs économiques sont dans le rouge, renchérit Dario Rodriguez : « Le retour de l’inflation, la montée des prix, l’augmentation de la pauvreté, ont produit un mécontentement généralisé ». Le candidat kirchnériste Daniel Scioli, plus conservateur que la présidente sortante, sait qu’il ne pourra pas poursuivre la politique de contrôle économique à tout prix, même s’il défend le rôle de l’Etat providence. Il reconnait qu’il lui faudra se résigner à une dévaluation de la monnaie, mais il le fera, dit-il, « de manière plus progressive » anticipe Sébastien Velut.

Pour appâter le plus grand nombre d’électeurs et capter les déçus des années Kirchner, « Macri a édulcoré son discours économique » [pour ne pas apparaître ultra libéral], indique Emilio Taddei, mais c’est tout de même « une droite qui a pour but une dévaluation, un plan d’ajustement, ils l’ont dit, et la politique économique ainsi que la politique étrangère s’oriente vers un rapprochement avec les secteurs financiers, avec la politique américaine, que ce soit en Argentine ou en Amérique du Sud ».

Mais Mauricio Macri, de la coalition de centre droite Cambiemos, part avec un handicap s’il gagne l’élection présidentielle ce dimanche, rappelle Emilio Taddei : « Le kirchnérisme a la capacité de bloquer des initiatives de l’exécutif, d’autant qu’il a gardé la majorité au Sénat » et une minorité de blocage au Parlement. Et puis, renchérit Sébastien Velut, « dans la société argentine, il est clair que le péronisme et le kirchnérisme ont beaucoup plus de relais : auprès des gouverneurs de province avec lesquels Daniel Scioli a beaucoup travaillé. Et puis les réseaux syndicaux sont traditionnellement péronistes ». « Si Macri gagne, poursuit-il, il sera sans doute confronté à des mouvements de protestation assez virulents ». Selon Emilio Taddei, dans cette configuration d’un premier président de droite depuis 1916, « on assistera à un scénario politique beaucoup plus complexe où les négociations entre les partis seront à l’ordre du jour ».

Le péroniste Sergio Massa n’a pas donné de consigne de vote

Les sondages montrent une avance pour le candidat de centre droit Mauricio Macri au second tour. Mais tout dépendra du vote des indécis et du report des 21% des voix que Sergio Massa avait obtenu au premier tour. Sébastien Velut, professeur à Paris III fait remarquer que Sergio Massa n’a pas donné de consigne de vote. « Alors qu’il vient du péronisme, le fait qu’il n’appelle pas à voter pour le péroniste Scioli, c’est une façon d’appeler indirectement à voter Macri ». Sergio Massa a appelé les électeurs à ne pas voter blanc. Selon le leader du parti « Unis pour une Nouvelle Alternative », UNA, « une majorité votera pour Macri, mais il y aura aussi un groupe de travailleurs et de la classe moyenne qui voteront pour Scioli ».

Fin de campagne : le suspens de dimanche soir

La campagne électorale s’est achevée ce jeudi en Argentine. Les électeurs se préparent au scrutin de dimanche dans un pays où le vote est obligatoire. Les 33 millions d’électeurs de plus de 16 ans devraient se rendre en masse aux urnes pour choisir leur président pour les quatre prochaines années. Le silence qu'a adopté la présidente Cristina Kirchner depuis le premier tour pourrait favoriser Daniel Scioli, même si les sondages indiquent que Mauricio Macri du centre droit apparait comme le favori pour le second tour ce dimanche.

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