Après l’affaire Nisman, l’Argentine sous pression

Que sait-on aujourd'hui sur la mort du procureur Alberto Nisman ?

Pas grand-chose malheureusement. La thèse du suicide ne convainc guère, puisqu'il a été tué d'une balle dans la tête, mais personne n'a fait la preuve de son assassinat. D'ailleurs, on ne sait si l'enquête est bien menée. Seul un informaticien, un ami du procureur qui lui avait prêté son revolver parce que le juge et sa fille aînée avaient reçu des menaces, a été inculpé. Bizarrement, on n'a retrouvé aucune empreinte digitale sur le revolver, alors que l'ami en question lui avait montré comment manipuler l'arme automatique. On peut donc parler d'indices troublants. Le juge Nisman était chargé depuis dix ans de l'enquête sur l'attentat à la bombe contre le bâtiment de l'Amia, la Mutuelle israélite argentine, qui avait fait 85 morts en 1984. Plus de 20 ans plus tard, l'affaire n'a pas été résolue. Le procureur Nisman, juif lui-même, est donc considéré comme la 86e victime.

Avait-il mis en cause Cristina Kirchner ?

Oui, quatre jours avant de mourir. Le 19 janvier, lendemain de sa mort, il devait apporter devant le Parlement les preuves de l'implication de la Présidente argentine : selon le procureur, Christina Kirchner avait fait entrave à la justice en passant en 2013 un pacte avec le gouvernement iranien pour annuler les poursuites contre des ressortissants de ce pays soupçonnés d'avoir commis l'acte antisémite, en échange d'accords commerciaux. Or c'est le péroniste Nestor Kirchner, l'époux de Cristina décédé en 2010, qui avait confié à Alberto Nisman l'enquête sur l'Amia il y a dix ans. Donc Nisman est un peu un traître pour le camp péroniste. Cristina Kirchner n'était pas favorable à sa démarche, mais cela ne signifie pas qu'elle l'ait fait assassiner. Le 26 février, un juge fédéral a rejeté l'accusation d'entrave à la justice la concernant, plainte déposée par Nisman le 14 janvier 2015.

Selon un sondage récent, 70 % des Argentins craignent que l'affaire ne soit jamais élucidée.

Effectivement. D'où un mouvement républicain et une mobilisation forte. Environ 400 000 Argentins sont descendus dans la rue aux cris de « Justicia, Justicia » ou encore « Je suis Nisman » le 18 février. Le cortège est arrivé jusqu'à la symbolique Place de Mai où il a entonné l'hymne national. Les collègues et la famille d'Alberto Nisman étaient présents, en particulier son ex-épouse et leur deux filles, âgées de 7 et 15 ans. Son ex-femme, magistrate, croit à un assassinat, d'autant qu'Alberto Nisman avait reçu quelques jours auparavant sa propre photo entourée d'un cercle noir. Même si on n'a pas vu de banderole avec des slogans, cette manifestation avait une dimension politique. Cristina Kirchner a donc dénoncé une récupération politique. Mais le 1er mars, ce sont ses partisans qui se sont rassemblés à leur tour dans la rue pour la soutenir. La Présidente semble jouer à la victimisation et à la femme offensée pour polariser la société.

L'affaire démontre-t-elle la fragilité de la démocratie argentine, à commencer par son système judiciaire ?

Cette affaire a des relents d'actions des groupes paramilitaires d'extrême-droite. Les Argentins se remémorent les méfaits commis autrefois par la Triple A, l'alliance anti-communiste argentine. La dictature des généraux argentins a pris fin en 1983, notamment en raison de la défaite des Malouines contre les Britanniques. Avant même la dictature, il y a toujours eu dans ce pays des réseaux puissants et souterrains, notamment antisémites liés à l'extrême-droite, présents dans le national-catholicisme, idéologie du général Videla, mais aussi dans les courants populistes, donc le péronisme. Au sein de la Justice, ces réseaux d'extrême-droite catholiques sont restés actifs, agissant en sous-main. D'où un fort sentiment d'impunité au sein de la population argentine, un thème repris et agité par les péronistes. Sauf que, après 1983, les principaux acteurs de la dictature ont pu être jugés. Carlos Menem les a ensuite grâciés, puis Nestor Kirchner a fait en sorte qu'ils soient définitivement condamnés, parfois à la prison à vie. Les services secrets, la Side (Secrétariat d'intelligence de l'Etat) rebaptisée la SI, sont aussi mis en cause ces jours-ci. En décembre, Cristina Kirchner, qui pensait avoir perdu leur confiance, a fait le ménage en leur sein. Celle qui est réputée autoritaire et mégalomane a limogé plusieurs personnes, dont un certain Jaime Stiuso, proche d'Alberto Nisman. Selon elle, il aurait ourdi un complot pour se venger d'elle et la déstabiliser.

Le 25 octobre aura lieu la prochaine élection présidentielle. Qu'en sait-on dès à présent ?

Cristina Kirchner ne peut plus se présenter, car elle a déjà été élue deux fois. Elle avait imaginé une alternance au pouvoir avec son mari, qui dirigeait le Parti justicialiste fondé en 1945 par Juan Peron, mais il est décédé d'une crise cardiaque en 2010. La dernière élection de Cristina remonte à 2011 : elle était alors très populaire. L'affaire Nisman a fait chuter sa côte : elle ne dispose plus que de 28 % d'opinions favorables. L'Argentine est déjà en période pré-électorale. Or il n'y a aucun favori. Les Kirchner ont fait le vide autour d'eux : aucune personnalité ne se dégage dans le camp péroniste, même si Daniel Scioli, gouverneur de la province de Buenos-Aires, s'apprête à le représenter. Et le fils Kirchner est mis en cause dans une affaire de blanchiment. La droite conservatrice a un candidat, Mauricio Macri, le maire de Buenos-Aires. La gauche progressiste, c'est-à-dire l'Union civile radicale, hier la formation de Raul Alfonsin, commence à reprendre du poil de la bête. Sergio Massa, un ancien péroniste, se présentera aussi. On ne peut rien prédire. Seulement constater que l'atomisation du péronisme et même du kirchnérisme sont très forts.

Et quelle est la situation économique du pays, deuxième puissance d'Amérique latine après le Brésil ?

La croissance est en berne, après avoir tourné autour de 9 % pendant plusieurs années. Mais surtout, l'inflation est repartie à la hausse : elle atteint 30 %. Or ce pays a déjà connu l'hyper-inflation, phénomène très traumatisant pour la population. Le problème est plus aigu que le chômage, atténué par le travail au noir. L'Argentine est un pays désindustrialisé, qui a connu une embellie grâce au commerce du soja. Mais depuis que son prix a chuté et que les Chinois en achètent moins, l'économie est fragilisée. Cristina Kirchner a procédé à une redistribution des richesses. Elle a augmenté les salaires des enseignants et les retraites des fonctionnaires. Elle a développé les bourses et rendu l'accès à l'université plus facile. Grâce à ces mesures, le niveau de vie a un peu augmenté. Mais aujourd'hui l'inflation met un terme à cette amélioration. Et l'affaire Nisman affaiblit considérablement la Présidente.

Leave a Reply