«Yo adivino el parpadeo/de las luces que a lo lejos van/marcando mi retorno» (Je devine le scintillement des lumières qui au loin annoncent mon retour). Carlos Gardel l’a chanté en 1935, Carlos Tévez l’a vécu en 2015. Volver. Rentrer. Revenir. Etre à nouveau entièrement à soi parmi les siens. Finaliste de la dernière Ligue des champions avec la Juventus Turin, le footballeur n’en pouvait plus de l’Europe. A 31 ans seulement, et alors qu’il pouvait signer des contrats mirifiques un peu partout dans le monde, l’«Apache» a préféré revenir à Boca Juniors pour un salaire de 1,5 million de dollars par saison, le minimum syndical pour un crack de son espèce.
Le retour de «Carlitos», mi-juillet, a fait la une des journaux locaux et la boucle des chaînes infos du pays durant trois jours. Plus de 45 000 personnes sont venues le voir au stade, un jour sans match. A tous, il a souri, heureux de «rentrer à la maison» et de ne «plus devoir parler anglais ou italien». Lorsqu’il a rejoué, enfin, à la Bombonera sous le maillot bleu et jaune, Diego Maradona a accroché une banderole au balcon de ce poulailler qui tient lieu de tribune latérale: «Gracias Carlos por volver.» Merci de revenir.
Il n’est pas le seul. Bien loin de la Boca, dans le quartier chic de Nuñez, Javier Saviola (33 ans) et Luis «Lucho» Gonzalez ont retrouvé le maillot rayé de l’ennemi juré: River Plate. Ils y avaient fait leurs débuts en professionnels, tout comme Pablo Aimar (35 ans), arrivé six mois plus tôt. Propres sur eux, bien éduqués, issus de la classe moyenne, frêles et esthètes, Aimar et Saviola n’ont pas grand-chose en commun avec Tévez, le rescapé de la «villa» (le bidonville) de Fuerte Apache, à Ciudadela, dans le Gran Buenos Aires. Mais, comme lui, ils sont simplement rentrés à la maison.
«Siempre se vuelve a su primer amor» (On revient toujours à son premier amour), assure Gardel. Surtout en Argentine. Dans un pays qui fait de la nostalgie un sentiment national, le retour des gloires du football s’apprécie comme un vieux tango.
«Volver, con la frente marchita» (Revenir, avec le front flétri). Juan Sebastian Veron est revenu en 2006 à Estudiantes La Plata, dont il est aujourd’hui le président. Les frères Milito aussi sont rentrés dans leur quartier d’Avellaneda: Gabriel le défenseur passé par le Barça a retrouvé en 2011 le rouge d’Independiente, son cadet Diego, attaquant sacré avec l’Inter Milan, a rejoué pour les frères ennemis de Racing. A Rosario, au nord du pays, Maxi Rodriguez a déserté Liverpool en 2012 pour revenir à Newell’s Old Boys, où il débuta sa carrière.
Avec Tévez, de retour à la Bombonera après un périple de dix ans (Corinthians, West-Ham, Manchester United, Manchester City, Juventus), ils sont quatre dans l’effectif actuel à avoir réintégré le club de leurs premières amours: Daniel Diaz, Fernando Gago, Fabian Monzon. Avant eux, le public boquense avait vu partir puis revenir Martin Palermo, Juan Roman Riquelme, Sebastian Battaglia, et bien sûr Claudio Caniggia et Diego Maradona. Ceux de River Plate ont vu débuter puis s’achever les carrières de Marcelo Gallardo, Ariel Ortega, Matias Almeyda et, au siècle passé, Ramon Diaz, Enzo Francescoli, Daniel Passarella.
«Chez nous, tout le monde est «hincha» (supporter), assure l’ancien international suisse d’origine argentine Nestor Subiat. Etre de Boca, de River, de Racing ou de Velez, c’est vraiment quelque chose qui vous définit. Quand vous faites connaissance avec quelqu’un, il ne faut pas dix minutes pour que l’un des deux pose la question: «De donde sos, vos?» («Tu es d’où, toi?»), «Yo soy de Boca» («Je suis de Boca»). C’est un sentiment vraiment très fort. Tévez, Saviola, Aimar, ils rentrent simplement à la maison.» Et Lucho Gonzalez? «Lui, je crois qu’il n’ose pas le dire mais il est de Huracan.»
Leandro Romagnoli (34 ans), revenu en 2009 à San Lorenzo après quelques saisons au Mexique et au Portugal, a remporté l’an dernier la Copa Libertadores avec «El Ciclon». «Gagner des titres avec l’équipe dont vous êtes supporter, il n’y a rien de plus fort», affirme-t-il. Comme la très grande majorité de la classe miséreuse portègne, Carlos Tévez supporte depuis l’enfance Boca Juniors. «Ce club m’a donné un avenir, une famille et une éducation. Revenir ici, c’est bien le moins que je pouvais faire.» Lors de son retour, la star a demandé au public d’amener des denrées alimentaires pour les distribuer aux plus pauvres. Les écrans lumineux de 40 000 smartphones scintillaient comme dans la chanson de Gardel. Tévez s’est agenouillé dans la surface de réparation et a embrassé le gazon. Tel le pape, ou le messie. Enfin, comme un Argentin.
On ne trouve pas forcément l’équivalent ailleurs. Au Brésil, Robinho est bien revenu à Santos, mais pour quelques mois seulement avant de signer en Chine. Ronaldinho, formé au Gremio de Porto Alegre, est revenu à Rio (Flamengo puis Fluminense). Ronaldo avait débuté au Cruzeiro, il a fini à la barre du Timaõ des Corinthians. Bebeto est certes revenu mais dans trois clubs: Vitoria (deux fois), Flamengo (une fois), Vasco de Gama (une fois). Romario semblait n’être qu’en transit au Vasco de Gama (trois passages après son départ pour l’Europe). Seul Rivaldo, l’ancienne star du Barça, a démontré son attachement à son club, le peu réputé Mogi Mirim, dont il est actuellement le président, l’entraîneur et l’avant-centre (il vient de marquer dans un match où son fils, Rivaldinho, a inscrit deux buts).
En Europe, la question se pose différemment. N’étant pas contraints par une logique économique, les joueurs attachés à leur club y font toute leur carrière, comme Paolo Maldini à Milan ou Francesco Totti à la Roma. Lorsqu’ils partent, c’est passé la trentaine, pour voir autre chose ou signer un dernier contrat. Cet été, Iker Casillas a donc quitté le Real Madrid, Xavi le FC Barcelone et Steven Gerrard le Liverpool FC.
Dans les championnats de moindre importance, le joueur-supporter est rare. En Suisse, Bâle a capitalisé sur le retour des Frei, Huggel, Streller mais ces joueurs étaient délaissés en Bundesliga et le FCB était le seul club de Super League à pouvoir se les offrir. En France, Le Temps interrogeait en mai le joueur de l’OGC Nice Alexy Bosetti, ultra déclaré de son club. «A ma connaissance, je suis seul dans ce cas en France, expliquait-il. Les joueurs jouent rarement dans la ville dont ils sont originaires.» Cet été, Bosetti a été prêté à Tours. A Marseille, Didier Drogba avait quitté le Vélodrome les larmes aux yeux en 2004 en promettant de revenir. Il n’a jamais rejoué pour l’OM alors qu’il a changé quatre fois de club depuis. Il vient de signer à Montréal.
«Tous les joueurs argentins rêvent de jouer en Europe et de disputer la Ligue des champions, reconnaît Nestor Subiat. Mais l’Argentin a besoin d’être amoureux, d’aimer le maillot qu’il porte, de se sentir soutenu par le public. Cette passion, c’est ce qui leur manque le plus. Vous savez, j’ai joué la Ligue des champions, la Coupe du monde, à Bâle, à Saint-Etienne, mais des ambiances comme en Argentine, c’est unique. La dernière fois qu’on a battu River, il y a eu dans le stade une décharge d’énergie extraordinaire: vingt minutes de transe collective. Revivre ça, pour un garçon comme Tévez, ça n’a pas de prix.»