Turquie, Inde, Argentine… pourquoi leurs devises dévissent

Une devise turque qui perd 30% de sa valeur la semaine dernière. Un ministre des Finances qui assure ne pas vouloir mettre en place un contrôle des capitaux et privilégier une politique "favorable aux marchés". Le peso argentin dévalué face au dollar, et des réserves en devises qui fondent. Des monnaies qui plongent au Brésil, en Inde, en Russie. De Paris à Wall Street, des bourses inquiètes qui rechignent à investir. Il n'y a pas que la zone euro qui inquiète les marchés. Les pays émergents, qu'on considérait jusqu'alors comme des locomotives, suscitent aussi l'inquiétude, alors que la Fed vient d'annoncer qu'elle continuait à réduire ses injections de liquidités dans l'économie mondiale. Peuvent-ils entraîner les pays développés dans leur crise? Tableau noir.

C'est quoi un pays émergent?

Enfants de la mondialisation économique et financière, les pays émergents se sont fait remarquer à partir des années 80 par une très forte croissance et une présence accrue sur les marchés mondiaux, sans que leur PIB par tête rejoigne celui des pays développés. Les plus importants d'entre eux sont rassemblés sous l'acronyme BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Il faut ajouter à la liste la Turquie, le Mexique, l'Argentine, la Thaïlande, ou l'Indonésie. En tout, ils sont une soixantaine, et leur poids dans l'économie ne cesse de croître. Selon l'OCDE, la part des pays développés dans la production de richesse mondiale, qui était de 60% en 2000, est tombée à 51% en 2010, et devrait encore décroître à 43% en 2030.

Quand la crise a-t-elle commencé?

Les émergents ont financé leur croissance à crédit. Mais depuis le printemps dernier, les capitaux se détournent. En cause, la fin programmée de la politique de rachats d'actifs de la Fed, dite aussi "quantitative easing", consistant à inonder les marchés de dollars pour soutenir l'économie américaine. Avant même la fermeture du robinet à billets verts, les fonds que les émergents utilisaient pour se financer à court terme sont repartis vers les pays développés. Les investisseurs cherchent la stabilité politique pour profiter sans risques du renchérissement de l'argent, et se tournent vers les obligations de long terme américaines. Cette volatilité des capitaux remet le modèle économique des émergents en cause. En août dernier la roupie indienne a touché un plus bas historique. Le real brésilien, le rand sud-africain et la livre turque sont chahutés, témoignant du manque de confiance et de la désertion des investisseurs.

Y a-t-il une vie après la Fed?

La Fed estime que l'économie américaine va mieux. Elle a commencé son "tapering", consistant à fermer le robinet. En janvier, elle n'a injecté que 75 milliards de dollars au lieu de 85. En février, elle a annoncé 65 milliards. Face à la sortie des capitaux, les banques centrales ont contre-attaqué. En Turquie, l'institut d'émission a annoncé une très forte augmentation de ses taux (de 4,4 à 10% pour son taux hebdomadaire), afin d'améliorer le rendement des fonds investis en monnaie turque. En Afrique du Sud, la banque centrale a légèrement relevé son taux de base de 5 à 5,5%. L'Argentine, l'Inde, et la Russie ont instauré des contrôles sur l'achat de devises, haussé leurs taux ou injecté des liquidités. Mais les monnaies continuent à chuter. "Il est peu probable que ces actions aient un impact à long terme", selon Kathleen Brooks, analyste chez Forex.com, "car elles ne s'attaquent pas aux problèmes fondamentaux qui pénalisent les économies émergentes". En ligne de mire, la dépendance au prix des matières premières exportées, en baisse tendancielle, les déficits commerciaux qui en résultent, et la fragilité institutionnelle de ces pays. Consolation: le FMI note que la faiblesse des devises devrait tout de même favoriser les exportations.

La crise est-elle contagieuse?

"Ce qui se passe dans les émergents reste dans les émergents", selon de nombreux investisseurs. Lors de la grande crise de 1997, les problèmes des émergents asiatiques n'avaient pas vraiment dépassé les frontières de la région. Le lobby bancaire international, l'IIF, table sur "un rebond progressif des flux de capitaux en 2014 et 2015" tout en jugeant que les émergents ne sont "pas sortis de l'auberge" et qu'il faut s'attendre à des investisseurs "toujours plus sélectifs". Plus optimiste, Agnès Chevalier, spécialiste de l'économie mondiale au CEPII, estime "normal" qu'une phase de croissance ralentie succède au décollage, même si "la perception du risque a changé" pour les investisseurs.

Mais pour d'autres économistes, il y a bien possibilité de contagion aux pays développés si l'aversion des marchés au risque détourne les investisseurs des plus endettés, comme le Portugal, l'Espagne ou la Grèce dans la zone euro. De façon générale, la crise des émergents fragilise les multinationales qui y sont implantées et témoigne de la santé fragile de l'économie mondiale. A Davos, les pays riches ont rappelé que la corrélation des marchés financiers émergents et développés avait doublé en une décennie.

Le FMI vient donc d'appeler à "une action urgente pour améliorer les fondamentaux et la crédibilité des politiques" des émergents. L'institution demande à l'ensemble des banques centrales de rester "vigilantes" sur les besoins de liquidité afin d'éviter qu'un pays se trouve à court de financement. Comme l'Argentine, en 2002.

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