C’est un coup de théâtre : depuis l’Argentine, où il est en tournée, le directeur du Centre dramatique national, Rodrigo Garcia, a exprimé ses doutes et sa lassitude. Et affirmé qu’il n’irait pas au-delà de son mandat.
"J’ai pensé que la société de cette ville (Montpellier) serait plus réceptive. Je propose un théâtre
contemporain mais le public a été plus habitué à Molière, à Shakes- peare. Je crois que c’est une belle mis- sion, mais que je ne vais pas continuer." La déclaration de Rodrigo Garcia dans le journal La Nacion, le 2 octobre dernier, depuis son pays natal l’Argentine, a fait l’effet d’une bombe. Que se passe-t-il ? Ce n’est pas la première fois que le metteur en scène argentin, nommé en décembre 2013, exprime ses états d’âme. C’est toujours dans des journaux étrangers qu’il dit ce qu’il a sur le cœur. Comme une forme de résistance intérieure, il s’exprime d’ailleurs encore de préférence en espagnol. Un an après sa prise de fonctions, Rodrigo Garcia s’épanchait dans le journal espagnol El Païs : "À Montpellier, les gens aimaient avoir leur petit théâtre de province, leurs œuvres classiques qui les rassuraient, même s’ils s’endormaient dans leur fauteuil." Cette phrase avait alors beaucoup agacé.
Pas de répertoire. Habitué aux grandes capitales, la star du théâtre européen a dû admettre qu’il a du mal à convaincre totalement à Montpellier. Le Centre dramatique national a perdu 10 000 spectateurs en un an : le tiers de sa fréquentation.
Cette chute a donné des arguments à ses détracteurs. On en trouve beaucoup dans toute une élite plus conservatrice qui manifeste sa frustration de ne pas voir du "répertoire". La cuisine du futur, c’est bien mais rien ne vaut un bon bœuf bourguignon...
Ce retraité de la fonction publique, ancien abonné, a déserté : "Je ne suis pas gêné par les langues, même si l’ouverture vers l’Espagne et le Portugal me paraît limitée et un peu exclusive, mais je regrette qu’en tant que grand théâtre de province, on n’ait plus aucun répertoire, comme dans toutes les autres grandes villes." La saison 2014-2015 a été sans concession. La signature est assumée : il s’agit d’englober tous les arts de la scène. C’est la fin de la suprématie du texte. Absolument irrésistible si l’on aime le théâtre contemporain. Éprouvant dans le cas contraire.
L’affaire du homard. Un des summums polémiques de cette saison : la mise à mort d’un homard en direct. C’était en avril dernier. Un acteur à la mine sinistre préparait chaque soir un homard équipé d’un micro dont on entendait battre le cœur. Il finissait par le trancher et le manger en se débouchant une bonne bouteille, sans un mot. D’autres langues que le français, et d’autres langages, principalement visuels et plastiques, ont fait irruption. De très belles choses, indéniablement. Mais quelle ambiance au CDN ! Des acteurs qui ne viennent pas saluer à la fin. Des spectateurs paralysés au moment des applaudissements...
La figure de l’underground espagnol n’a pas tergiversé. Il a littéralement pris d’assaut les habitudes de cette institution emblématique de la culture française. D’abord en imposant une devise nietzschéenne comme nouveau nom du CDN : humain Trop humain (hTh). "Le but, c’est de faire descendre le CDN de Montpellier de son piédestal", déclarait-il à Libération en juin dernier. Le cahier des charges du CDN ? "Il n’y en a plus", nous fait-on savoir aux anciens Treize Vents. "Le nouveau est en cours d’écriture."
Le choix de l’État. En faisant le choix de l’anticonformisme, l’État qui est l’actionnaire majoritaire du Centre dramatique national, a-t-il sous-estimé la difficulté ? Rodrigo Garcia est un des plus sulfureux créateurs du moment. Il a rempli la cathédrale Notre-Dame d’intégristes
indignés, pendant que se jouait son Golgota Picnic au théâtre du Rond-Point en décembre 2011 ! L’été 2014, il soulevait une indignation nationale en Pologne avec la même pièce.
Dans le pays de Molière, qui est le théâtre de fortes poussées de pruderie, Rodrigo Garcia a-t-il ses chances en dehors des grands rendez-vous culturels internationaux que sont le Festival d’automne à Paris et le festival d’Avignon ? Toute la question est là. D’autant plus délicate que le réseau local des autres théâtres n’offre pas d’alternative suffisante aux amateurs de classique. Pas mal de Montpelliérains se sont tournés vers le théâtre Jacques-Cœur à Lattes, ou le théâtre Pierre-Tabard. Et attendant le Printemps des Comédiens.
En exil. Ensuite, Rodrigo Garcia n’est pas complètement à l’aise dans ce théâtre de Grammont superbe mais isolé alors qu’il n’aime rien tant que humer la ville, se fondre dans ses bars. Il a multiplié les actions dans le périmètre urbain, des parkings aux galeries d’art en passant par les piscines. Ensuite, ses moyens sont limités. Son CDN est "un des plus pauvres de France" (1) se plaint-il. Pas faux : le Centre dramatique national de Toulouse jouit d’un budget de plus du double.
Tensions avec la Métropole. Pour ne rien arranger, le metteur en scène argentin, adorable et drôle dans le privé, se montre farouche et susceptible en public. Intransigeance ? Maladresse ? Il assiste aux premières, en roulant des yeux effarés sous son bonnet de laine. Aux 30 000 pétitionnaires qui condamnent ses sacrifices d’animaux sur scène, il répond : "Vous êtes complètement idiots."
Il souffre. Il parle de son installation à Montpellier comme d’un second "exil" après le premier exil de l’Argentine, où il est né, vers l’Espagne, à 22 ans.
Jusqu’ici, l’État a tenu bon. L’été dernier, Michel Orier, le directeur général de la création artistique, Rue de Valois, l’a martelé lors de sa venue au festival de danse : "Soutien total. Sans état d’âme." Même appui renouvelé du côté de la Région où l’on multiplie les marques d’affection. Les relations avec la Métropole, le deuxième financeur, sont plus compliquées. La collectivité se doit de respecter la liberté de création, inscrite dans le marbre par un récent vote des députés, mais elle est sensible aux multiples plaintes des Montpelliérains. L’adjoint à la culture, Bernard Travier, déplore : les "artistes locaux sont les grands absents du CDN". Et se dit "préoccupé" pour les scolaires : 2 500 pour la première saison de hTh contre 5 000 habituellement. Commentaire du côté du ministère de la Culture : "Rodrigo Garcia arrive à une époque où les élus supportent les artistes plus qu’ils ne les portent..."
Génération hTh. Et pourtant, son travail commence à payer. Les enseignants, autrefois très réticents, finissent par retrouver le chemin de Grammont. 1 800 scolaires se sont déjà inscrits pour cette nouvelle rentrée. Aurélie Kerszenbaum, enseignante au lycée Jean-Monnet, fait partie des conquis. "Mes élèves ont presque tout vu. Pour certains spectacles, ils y sont allés d’eux-mêmes ! C’est un théâtre qui leur parle du monde dans lequel ils vivent." La nudité ? "Aucun problème si on ouvre une parole sur le sujet." En terminale au lycée Jean-Monnet, Anaelle est particulièrement enthousiaste. "C’est un théâtre qui a perdu sa solennité, qui nous concerne vraiment. Et qui propose des places à 5 euros ! Et un concert électro après la représentation ! C’est génial !" Elle y a amené sa
mère, plusieurs fois, et ses amis. Le succès est évident du côté des étudiants à hTh. Contre le vieillissement du public, le controversé Rodrigo Garcia aurait-il la recette miracle ?
Un autre succès : celui de son inscription dans la création européenne. hTh a été sélectionné, parmi plusieurs centaines de candidats, comme membre du très chic Réseau européen de création audiovisuelle contemporaine (ENCAC). Enfin, les tournées des spectacles produits par le CDN, dont ceux de Rodrigo Garcia, sont florissantes. Environ 200 dates sur une année. Du jamais vu à Montpellier.
Jean-Paul Montanari est venu récemment en renfort. Le patron de la danse a confié s’être inspiré de Rodrigo Garcia pour son lancement de saison – très débridé – en lui rendant un hommage appuyé : "Merci à Rodrigo. Il a cassé les codes. Il a mis le oaï." L’estime de pas mal de personnes dans la profession est évidente. Pas de tous.
Fin 2017. Il faudra du temps pour mesurer l’impact de ce diable de créateur. Il y a trente ans, Dominique Bagouet, le premier directeur du Centre chorégraphique national, s’attirait des sifflets ! Avant d’être canonisé en Mozart de la danse contemporaine. Mais trois ans, c’est court. Il reste officiellement à Rodrigo Garcia un peu plus d’un an jusqu’au terme de son mandat : fin 2016. L’usage veut que l’État rajoute un an de délai de grâce. Donc 2017. Ses dernières déclarations, à propos des "dolores de cabeza" que lui donne la direction du Centre dramatique national, indiquent qu’il n’ira peut-être pas jusque-là.
Valérie Hernandez
La Gazette de Montpellier n° 1426 - Du 15 au 21 octobre 2015
(1) Budget 2014: 3,5 millions d’euros dont 2,5 M€ de subventions réparties comme suit : 1,5 M€ de l’État, 700 000 € de la Métropole, 270 000 € de la Région et 40 000 € (en attente) du Département.