ROMAN – « Les Jeunes Mortes » de Selva Almada

Les Jeunes Mortes commence par une scène de la vie quotidienne argentine, un mois de novembre au milieu des années 1980, dans la province d’Entre Rios. Un dimanche en famille comme tant d’autres, où le père prépare l’asado, la grillade traditionnelle locale. C’est le décor, en apparence paisible, de la jeune Selva Almada, alors âgée de 13 ans. À vingt kilomètres de cette scène anodine venait pourtant d’être assassinée durant son sommeil une jeune fille du même âge ou presque. Cette nouvelle, entendue à la radio, retentit comme un déclic dans l’esprit de l’adolescente. Un déclic qui, trente ans plus tard, aboutit à un livre remarquable, tout juste traduit en français.

L’auteure et la « jeune morte » (car le titre du livre vient bien de cette périphrase souvent utilisée pour désigner ces femmes anonymes assassinées) avaient le même âge, venaient de la même région, de la même classe sociale. Impossible alors de ne pas s’imaginer à la place de la défunte. C’est un choc pour la jeune Selva, qui découvre que sa propre maison n’est pas forcément un lieu sûr et, dans le même temps, qu’on peut en venir à tuer une femme juste parce qu’elle est femme. Et, pire, ne jamais être puni pour cela.

L’auteure décrit avec justesse comment les détails entendus à la radio permettent de compléter un tableau déjà noir, entourant l’histoire d’un halo de mystère et d’effroi. Ces morts deviennent des faits divers, traités tantôt avec le ton de la lassitude indifférente, tantôt de façon romanesque, comme les épisodes d’une telenovela macabre. Sur les ondes, on apprend le nom, l’âge, la couleur des cheveux de la jeune morte puis, dans les journaux, on découvre parfois une photographie : autant de détails qui viennent hanter longtemps les esprits. Dès lors, la violence faite aux femmes devint un thème central pour Selva Almada. Dans ce livre, elle entend enfin rendre compte de cette préoccupation lointaine, de l’angoisse silencieuse que crée le féminicide, de la façon dont les filles, les femmes, peuvent se construire dans un tel contexte.

Elle répond à ces questions sans affirmation, en retraçant le chemin de trois de ces filles assassinées, qui deviennent des cas exemplaires symbolisant toutes les autres victimes sans nom. Elle utilise aussi son exemple à elle, plus intime, en tentant de raconter sa propre relation à cette violence. Pour ce faire, elle choisit sciemment le cas de « trois adolescentes de province assassinées dans les années 1980, trois crimes restés impunis perpétrés à l’époque où (en Argentine) nous ne connaissions pas encore le terme ‟féminicideˮ » . Celui d’Andrea, 19 ans, à l’origine de tout, María Luisa, 15 ans, retrouvée sur un terrain vague et de Sarita, 20 ans. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur leurs prénoms, dans une sobre dédicace à leur mémoire.
Ces histoires n’ont pas fait la une des journaux, occupés à traiter un contexte politique complexe déjà monopolisé par des drames nationaux. À l’époque, en effet, on parle pour la première fois dans les médias argentins de l’appropriation illégale de bébés et d’enfants durant la dictature. C’est le moment des premières convocations judiciaires de militaires dans les procès concernant les séquestrations et disparitions de personnes pendant la période 1976-1982. Le pays s’attache à régler son passé dramatique pendant que se jouent en sourdine des drames plus intimes mais pas moins révélateurs d’une société malade.

Car l’auteure se rend vite compte que, derrière ces cas extrêmes, il y a bien d’autres exemples de violence contre les femmes, plus insidieux par leur banalité. Une violence quotidienne, permanente, ancrée. Ainsi, même si elle reconnaît ne pas avoir connu de féminicide dans sa famille, le constat est là : elle a grandi entourée par ces anecdotes. Celle de la voisine battue, de la fille-mère entretenue, la femme qui ne se maquille pas car son mari le lui interdit ou encore l’histoire de sa tante, lâchée comme un aveu encombrant dans les dernières lignes de l’épilogue. Des récits à voix basse, qui se gravent dans les esprits d’enfants qui se construisent avec des questionnements d’un autre âge. Dans le livre, on pense à toutes celles qui ne sont pas mortes mais dont l’histoire dit tout autant la violence de cette société patriarcale, où les hommes donnent volontiers quelques pesos de plus à la femme de ménage contre rétribution en nature.

Des histoires sordides mais banales, et d’autant plus sordides qu’elles sont banales, saupoudrées tout au long du livre avec une écriture aiguisée qui ne sombre jamais dans le pathos. De façon magistrale et dépouillée, l’auteure rend compte de cette réalité à travers des phrases qui glacent parfois à la lecture par leur limpidité cruelle : « Elle était trop jolie pour que son mari lui demande de travailler de nouveau comme femme de ménage. Tant de beauté gâchée dans les vapeurs des produits d’entretien. Alors il lui a demandé de se prostituer. » Nous suivons ainsi tout le long du livre l’enquête de Selva Almada sur les traces de ces trois jeunes mortes. Cela suppose beaucoup d’aller-retour de village en village, des appels laissés sans réponse, des fausses pistes et des silences. On y rencontre des voyantes et des guérisseurs, des pères qui doutent de la culpabilité de leur fils et des parents eux-mêmes soupçonnés, beaucoup de rumeurs, de non-dits, de sens de l’honneur porté en étendard. Peu de réponses définitives, en somme. Mais on comprend bien vite que ce livre dépasse amplement la simple enquête policière.

Au moment où Selva Almada finit son texte, en janvier 2014, elle fait dans son épilogue le constat amer que, trente ans après la mort d’Andrea, rien n’a changé. En un mois, en Argentine, plus de dix femmes avaient été assassinées du fait d’être femme. Aujourd’hui, les Argentins se mobilisent plus que jamais auparavant contre le féminicide  et le fait que le thème apparaisse dans la littérature  fait partie d’une volonté plus ample de mettre des mots sur l’horreur pour briser un tabou.

Après un premier roman très prometteur, Selva Almada offre ici un récit puissant qui invite à avoir le même déclic car il y a encore beaucoup à faire. Afin qu’on ne parle plus jamais de « crime passionnel » là où il y a assassinat. Pour cesser d’éduquer des enfants misogynes et de tolérer les vices du système patriarcal. Pour que les filles apprennent à se faire respecter, à ne pas se laisser marcher sur les pieds

Il ne s’agit surtout pas de lire ce livre comme un témoignage, exotique et lointain, d’une Amérique latine arriérée socialement, car ces questions se posent également dans nos contrées, même si dans une moindre mesure. Les violences machistes ne sont pas le propre d’une culture, d’une religion ou d’un milieu social. La dureté du système patriarcal vient en effet se nicher dans bien des sphères de la société, comme en témoigne – entre mille autres exemples – le récent rejet en France de la « taxe tampon » par une Assemblée nationale constituée à 75 % d’hommes.

Selva Almada
Les Jeunes Mortes
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
Métailié, 2015
144 p., 17 euros

NB : Selva Almada sera présente à Paris pour une rencontre à la librairie latino-américaine Cien Fuegos, 4 rue de la Forge Royale, 75011, le 5 novembre à 19h30.
 

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