Ricardo Piglia : Du terrorisme académique

19/03/2014

Ses quinze années d’enseignement dans de prestigieuses universités américaines ont inspiré à l’Argentin Ricardo Piglia son nouveau roman, Pour Ida Brown, qui paraît chez Gallimard. L’auteur de Respiration artificielle signe une nouvelle énigme policière à tiroirs dans laquelle Emilio Renzi, son alter ego, glisse discours critique et mise en perspective des mécanismes fictionnels.
 

Ricardo Piglia en un clin d’œil

Né en 1940 à Adrogué, dans la province de Buenos Aires, Ricardo Piglia est l’un des maîtres de la littérature argentine, auteur de fiction et spécialiste reconnu de Arlt ou de Borges.

Pourquoi on aime "Pour Ida Brown"

A Buenos Aires, Emilio Renzi – écrivain en mal d’inspiration, traducteur, scénariste, nègre – végète, paralysé par la routine. Il accepte alors l’invitation d’Ida Brown, parfaite incarnation de la réussite universitaire américaine, à enseigner un semestre dans un campus près de New York. Mais de la nuit argentine à l’anonymat d’une banlieue du New Jersey, le double fictionnel de Ricardo Piglia (il lui emprunte ses seconds prénom et nom de famille) traîne la même sensation de flotter dans un décor étranger et des insomnies doublées de pertes d’orientation. L’enseignement de l’œuvre de William Henry Hudson à des thésards surentraînés ne le motive pas tant que l’observation des déplacements d’un sans-abri et les conversations apaisantes avec sa voisine Nina, une immigrée russe à la retraite. Mais ce sont les "les nuits passionnées et clandestines" avec la troublante Ida qui l’animent véritablement. Jusqu’au mystérieux décès de la jeune femme au volant de sa voiture, que la police, pressée par la hiérarchie académique, a tôt fait de classer comme accident.

Mais le visiting professor esseulé, interrogé par les agents fédéraux et intrigué par le possible lien avec des attentats perpétrés sur d’autres campus, engage Parker, un privé rencontré grâce à son éditrice américaine, pour suivre l’affaire. Commence alors une plongée dans l’enquête qui mènera au mathématicien Thomas Munk - personnage inspiré de Theodore Kaczynski, le terroriste américain connu sous le pseudonyme d’Unabomber qui échappa pendant 18 ans au FBI avant d’être arrêté en 1996. Et Piglia de décrire la captivante trajectoire de ce personnage sombre et complexe, étudiant à Harvard et professeur à Berkeley avant de recourir à la terreur pour faire passer le message de son Manifeste sur le capitalisme technologique et brocarder le despotisme des instances idéologiques consacrées. "Il y avait une conception claire de la manière de faire circuler un message par les temps actuels (ce fatras de paroles et de bruit). Le saut dans le mal, la décision de tuer était liée à la volonté de se faire entendre."

En observant les failles du système américain à travers le prisme de son université, Ricardo Piglia vise le centre névralgique qui dicte ses valeurs et fonde sa doxa. Car dans le microcosme élitiste du savoir officiel germent le mythe de la réussite et les rapports de force observés à tous les échelons de l’échelle sociale. C’est là, dans l’atmosphère étouffante d’une institution ultra régentée, que s’exacerbent l’arrogance et la violence, "la terrible colère des hommes civilisés". Et si les sciences humaines qu’on y enseigne glorifient les formes d’opposition radicales, elles n’impriment aucun mouvement politique majeur. Tandis que les sciences dures, toutes puissantes, martèlent l’inébranlable doctrine capitaliste que Munk entend combattre à la racine, à coup de bombes visant d’éminents chercheurs.

Mise en parallèle avec les mathématiques rigoureuses qu’a rejetées le terroriste, la littérature demeure la grande héroïne de Pour Ida Brown. Elle est ici naturaliste dans l’âme, ivre de liberté, incarnée par Thoreau, Kerouac, Melville, Tolstoï et surtout Hudson et Conrad. Comme souvent chez Piglia, elle abreuve un discours critique qui tire sur la satire et met en lumière le rôle de la création dans l’invention de nos vies. Sous la plume de l’écrivain argentin, la réalité se révèle dans toute son illusion, façonnée par ceux qui s’arrogent le pouvoir de définir le cadre culturel des masses. C’est également à la lumière de la fiction que peuvent s’éclairer les faits que l’enquête ou l’Histoire laissent dans l’ombre. Elle ouvre le champ des possibles, esquisse des chemins qu’il nous appartient de suivre et de prolonger.

Cernée de doutes, habitée de sensations étranges, l’aventure qui mène Emilio Renzi sur les traces d’Ida Brown relève autant de la savante affaire policière que d’une exaltante réflexion sur l’activisme ou le rôle de la culture dans la diffusion des idées. Ricardo Piglia y laisse poindre çà et là des souvenirs de l’Argentine, notamment au temps des dictatures militaires et de l’opposition clandestine. Son talent tient à un équilibre parfait entre une implacable narration semi-autobiographique et des voies de traverse - digressions critiques ou métaphores brillantes - qui se nourrissent mutuellement, jetant des ponts entre le réel et l’imaginaire à travers les ténèbres du monde moderne.

La page à corner

Lorsqu’est enfin arrêté le terroriste Thomas Munk, la stupeur tient à la nature de son crime, qui n’est pas isolé et imprévisible mais planifié et motivé par une idéologie complexe : "Dans cette affaire, il s’agissait d’un homme qui appartenait à l’élite et qui pendant des années s’était consacré de manière systématique à réaliser des actes violents et avait réussi à éviter avec adresse la machine de persécution nationale du FBI, pour des raisons qui n’étaient pas personnelles mais politiques et idéologiques. Il agissait seul, c’était un self-made-man, il exprimait toutes les valeurs de sa culture, c’était un Nord-Américain pur, pourtant sa vie personnelle n’exprimait pas le succès mais l’échec du système. Que personne d’autre que lui ne connaisse le secret de ses actes, que pendant des années et des années il ne se soit confié à personne, voilà ce qu’il y avait de plus extraordinaire, mais aussi de plus nord-américain de toute l’histoire. Ceux qui l’avaient connu étaient surpris et effrayés que ce même homme tranquille qu’ils avaient fréquenté se soit transformé en un terroriste et un assassin." (p.235)

Thomas Flamerion

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