Politique, économie, culture: où en est l’Argentine ?

« Notre pays est difficile à comprendre, même pour nous Argentins.» Ainsi répond Alicia Dujovne Ortiz dès que l’on évoque avec elle la densité de l’histoire récente de l’Argentine, invitée d’honneur du Salon du Livre 2014. Car avant de fêter la littérature d’un pays, encore faut-il connaître sa réalité.

Membre de la délégation officielle argentine, ancienne journaliste, Alicia Dujovne Ortiz est aujourd’hui une romancière traduite dans une vingtaine de langues. Au pays des gauchos, elle a côtoyé, dans ses enquêtes, la pauvreté la plus radicale et observé de près une scène politique tumultueuse. Fatiguée de l’entêtement partisan et du manque d’objectivité des médias argentins, elle a fini par renoncer à son premier métier. Elle vit en France depuis 1978, mais a continué son travail de romancière, une autre occasion de disséquer la réalité sociale argentine.  

Ses analyses livrent un passionnant tableau de ce pays du bout du monde. On y découvre l’Argentine d’aujourd’hui, fascinante et complexe : la chronique de ce qui fut l’idéal de la gauche radicale européenne, le récit d’une politique extrême et violente, l’histoire d’un pape ultra-populaire, les mémoires d’un football identitaire, les annales des plus grands progrès en matière de genre et surtout une misère terrible, mais digne. Entretien.

BibliObs L’histoire économique récente de l’Argentine est pour le moins curieuse. Il y a moins de quinze ans, l'Argentine était exsangue, menacée par une dette énorme. Tout le monde avait alors applaudi l'initiative de Nestor Kirchner de ne pas payer ladite dette et de refuser la tutelle du FMI. Le pays était devenu le modèle de la gauche mélanchoniste. Pourtant aujourd'hui, les problèmes économiques refont surface...

Alicia Dujovne Ortiz Effectivement l'économie a connu une nette amélioration après l'arrivée de Nestor Kirchner en 2003. La montée de l'emploi salarié ou encore l'allocation universelle pour chaque enfant sont des réussites évidentes. Mais l'essor de la consommation conséquente à ces réformes ainsi qu’à l'augmentation des retraites ont provoqué une inflation très importante que le gouvernement a masquée à partir de 2007. En conséquence la valeur du peso, notre monnaie locale, s’est fortement appréciée. Les produits argentins ont perdus leur compétitivité.

On a alors observé une «fuite de devises». Les Argentins ont envoyés leurs dollars à l'extérieur ou les ont placés «sous le matelas». La réaction du gouvernement a été d'empêcher les importations de dollars et d’interdire pratiquement l'achat des devises, mais cela n’a fait qu’aggraver le problème. Pourtant, des économistes comme Aldo Ferrer pensent que la situation est bien meilleure que ce que la presse anti-gouvernementale laisse croire. La croissance peut revenir à condition que le gouvernement cesse de s'obstiner et de masquer la réalité.

Alicia Dujovne Ortiz
Alicia Dujovne Ortiz. (c) Troyanowski

Ces errances économiques ont en tout cas provoqué une crise financière sans précédent en 2001. Un véritable chaos: les citoyens ne peuvent plus retirer leur propre argent dans les banques, des manifestations monstrueuses et des pillages massifs s’organisent. La crise fait 31 morts. Le président de la République fuit en hélicoptère et l’Argentine connaît quatre dirigeants en dix jours. Au niveau social, cet évènement marque une rupture…

Cette rupture ne date pas de 2001. On l’observe dès les années 1990, avec le gouvernement ultra-libéral de Carlos Menem. On a coutume de dire que le libéralisme sauvage de cette époque a tué encore plus de gens que la dictature de Jorge Videla, qui avait fait 45.000 morts… La crise de 2001 a submergé une frange encore plus importante de la population. Il y a toujours eu de la pauvreté en Argentine mais c’était une pauvreté digne, comme le disaient les immigrés de l’intérieur du pays en parlant de la vie dans les provinces. Aujourd’hui, on peut parler de misère.

Les citoyens ont eu deux trajectoires après 2001. Certains ont sombré. On en voit encore en train de fouiller dans les poubelles à Buenos Aires. D’autres ont fait preuve d’un courage et d’une imagination formidable pour se relever. Ils se sont organisés en coopérative, ont développé des stratégies de survie inédite, en recyclant des cartons et du plastique.

Parmi ces collectifs qui assurent leurs survies par le recyclage, il y a les «cartoneros». Ce groupe récolte les cartons des poubelles de la ville ou des décharges pour les revendre. On en voit régulièrement dans les quartiers de Buenos Aires, traînant des chars remplis d’une pile immense de cartons. Vous avez écrit un ouvrage sur cette communauté, «Chronique des Ordures: Qui a tué Diego Duarte?». Comment avez-vous travaillé?   

Mon entreprise est partie d’un fait divers horrible. Un jour, deux cartoneros ont pénétré illégalement dans une immense décharge à ciel ouvert, nommé «la Colline des Ordures». Pour les cartoneros, cette décharge est un incroyable trésor, comme pour les policiers qui surveillent l’endroit, d’ailleurs. On y trouve des denrées en attente de péremption qu’on a préféré jeter plutôt que donner, des appareils d’électro-ménager neufs encore dans leurs cartons, qui sont juste passés de mode. Il faut savoir que cette colline est gérée par une entreprise ni vraiment privée, ni vraiment publique, qui s’appelle la CEAMSE. Plus il y a de déchets enterrés dans cette décharge, plus elle gagne de l’argent. Autant vous dire qu’ils n’ont aucun intérêt à recycler quoi que ce soit.  

Sur ordre d’un policier, l’un de ces deux cartoneros, Diego Duarte, a été enseveli sous le chargement d’une benne à ordure. Justice n’a jamais été faite. C’est cet événement qui m’a amené à m’intéresser à ce groupe social. Je voulais voir de près ces gens invisibles. J’ai pu les rencontrer grâce à Ernesto Lalo, un ancien cartonero qui conseille plus de 40 usines autogérés. La glace s’est brisée tout de suite. J’ai vu des endroits où des journalistes n’entrent pas, comme leurs ateliers.

CartoneroUn "cartonero" dans le quartier financier de Buenos Aires. (c) Sipa

Déguisée en cartonera, avec des gants pour cacher la blancheur de mes mains, je suis allé à la «Colline des Ordures». C’est une expérience que l’on ne peut oublier. Imaginez 1500 personnes, travaillant dans une immense décharge, avec des chiens, une odeur épouvantable, mais jamais dans la pagaille, avec chacun sa spécialité. J’insiste bien sur ce point: les cartoneros ont un vrai travail. Seulement, ils le font dans des conditions affreuses et revendent leurs produits une misère à des circuits mafieux.

Il faut que le gouvernement les aide pour les mettre en contact avec des entreprises internationales. Ils ont un vrai savoir-faire. Il faut donc leur donner un vrai salaire, même si, pour un gouvernement qui affirme que la pauvreté n’existe pas en Argentine, c’est difficile d’accepter que des gens fouillent dans des poubelles pour survivre. De la même manière qu’ils camouflent les vrais chiffres de l’inflation, ils camouflent les chiffres de la pauvreté.

Les banlieues de Buenos Aires sont un monde très complexe. Les maires sont de véritables barons dotés d’un immense pouvoir territorial, appuyé par un réseau de «punteros», des petits leaders locaux ayant des entrées dans les quartiers et les bidonvilles. Tout ceci forme un système de faveurs et de subventions typiquement mafieux. Il y a aussi les «piquetes», ces gigantesques blocages provoqués par des organisations de gauche qui payent les habitants avec un sandwich pour qu’ils y aillent. Ceci dit, les organisations gouvernementales font la même chose pour que les mêmes personnes se rendent aux rassemblements favorables à la présidente Cristina Kirchner.

Si j’ai écrit ce livre, c’est aussi parce qu’en tant que fille de l’un des fondateurs du Parti Communiste argentin devenu un agent soviétique d’agitation sociale – dont j’ai écrit la biographie dans «Camarade Carlos» – je suis née vaccinée. Je n’ai pas participé aux grandes utopies des années 70. Ce livre était enfin l’occasion de faire quelque chose.

Un autre phénomène de pauvreté incontournable en Argentine se retrouve dans ce qu’on appelle les «villas miserias», les bidonvilles de Buenos Aires. Elles sont devenues un thème récurrent de la fiction argentine, un peu comme les favelas de Rio le sont au Brésil. Que vous inspire ce phénomène? 

L’exemple à ne pas suivre, c’est celui du film «Elefante Blanco». Ce genre de production alimente la fiction d’un monde où il n’y a que la drogue pour seul horizon. Elles ne servent qu’à augmenter l’horreur de la classe moyenne face à la pauvreté. Elles jouent perpétuellement sur une fascination morbide. A titre personnel, j’ai préféré écrire «Villa Miseria», un livre pour enfants qui essayait de battre en brèche ces clichés. Il racontait l’étonnement d’un Français, fils de PDG, qui rencontrait un enfant de la «villa», et leur amitié.

Les habitants en ont assez que l’on ne montre que le pire de leurs existences. Il y a des gens qui survivent, qui travaillent là-bas. Tous ne sombrent pas dans l’horreur. Si le pape a envoyé des curés dans les «villas», c’était pour qu’ils aillent voir la vie que l’on y trouve, pas cette mort omniprésente de la fiction. Il y a une véritable identité «villera», une fierté d’avoir pu construire ces maisons à partir de rien. Il ne faut pas les déloger, mais au contraire aller leur offrir les services essentiels. Le gouvernement commence à le comprendre. Ces quartiers sont d’ailleurs des quartiers d’immigrants, qui nous renvoient à l’histoire de cette ville. Buenos Aires a été bâtie par des générations successives d’immigrants pauvres.

Football bidonville
Dans un bidonville de Buenos Aires. (c) Sipa

Justement, le cliché que l’on retient plutôt de Buenos Aires est celui d’une ville ressemblant plus à une capitale européenne qu’à une cité d’Amérique Latine. C’est pourtant une ville extrêmement mixte. N’y-a-t-il pas un maquillage?

Cette mixité n’est valable qu’entre Européens. Elle n’a pas fonctionné avec les Indiens, les «vrais» Argentins, si tant est que cette catégorie existe. Il y a une blague célèbre qui dit: «Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas et les Argentins descendent des bateaux». Je la trouve profondément injuste. Où sont les habitants d’origine dans ce récit?

Ce problème part d’un génocide atroce: la campagne du désert. On a massacré les Indiens du sud pour que les chemins de fer anglais puissent passer sur leurs terres. Cette histoire sanglante nous marque encore aujourd’hui. Il suffit de voir comment les chauffeurs de taxis parlent d’eux. Pourquoi diable les chauffeurs de taxis sont-ils toujours les plus réactionnaires? Les Noirs africains se sont fondus dans la population, mais pas ceux que nous appelons les «negros», les descendants d’Indiens. Ils sont de plus en plus visibles, après être arrivé à Buenos Aires avec Péron, dans les années 1950. Je me rappelle ma grand-mère qui s’affolait: «Vous avez vu tous ces ‘negros’? D’où ils sortent?» Ils sortaient simplement de nos provinces.


Le quartier de la Boca à Buenos Aires, lieu historique d'immigration. (c) Sipa

La littérature argentine est-elle condamnée à être ancrée dans le social?

Absolument pas, on trouve une énorme diversité littéraire en Argentine. C’est difficile d’écrire une bonne fiction sur les bidonvilles, parce qu’il faut se mettre dans la peau de ces gens. Pareil pour les Indiens. Comment y parvenir parfaitement? Et comment y parvenir sans verser dans cette fascination morbide, malsaine, qui ne mène qu’au rejet? C’est pour cette raison que j’ai écrit une chronique sur les «cartoneros», et non un roman. Je me souviens de la littérature sociale des années 1940 et 50. Elle était commandée par le Parti Communiste et donc, forcément, elle était totalement artificielle.

La politique argentine est aussi complexe que passionnante. Une idéologie y semble incontournable: le «péronisme», lancé par le président Perón dans les années cinquante. Ce mouvement politique, qui échappe totalement aux divisions traditionnelles entre la droite et la gauche, est très difficile à comprendre depuis une perception européenne. Tout juste peut-on détacher un interventionnisme étatique permanent, un populisme assumé et une grande fidélité militante. Comment le décririez-vous?

Le péronisme ne peut se définir en un mot, ni même en dix. C’est un mouvement d’une complexité immense. Perón était extrêmement ouvert et permettait à tous d’être péroniste. On a vu à son époque tout un peuple appuyer un gouvernement. C’est pourquoi aujourd’hui, tout le monde s’en revendique, sauf les ennemis historiques de cette doctrine que sont les radicaux. Même Macri, le maire de Buenos Aires, un homme très à droite, se décrit comme péroniste. Il y a une phrase qui me fait froid dans le dos: «le péronisme ne s’explique pas, c’est un sentiment, quelque chose qui est gouverné par les tripes plutôt que par la pensée.» C’est à la fois fascinant comme idée, et en même temps ce manque d’explication est irritant et dangereux.

Vous parlez aussi de populisme. Celui de Perón est un populisme de gauche. Ce n’est absolument pas le même que celui de Marine Le Pen. Perón était populiste parce qu’il savait parler au peuple avec le langage du peuple (sa mère était presque indienne). Il savait comment le séduire. Mais il connaissait aussi les mises en scènes du fascisme. On m’a accusé de parler, à propos de Perón, d’un «fascisme souriant», en affirmant que c’était une expression trop violente. C’est vrai que le péronisme est un phénomène bien moins grave que le fascisme, mais Perón n’en reste pas moins un fervent admirateur de Mussolini.

Plus que de péronisme, on parle aujourd’hui de kirchnérisme pour décrire l’action de la présidente actuelle Cristina Kirchner et celle de son mari, Nestor Kirchner, à qui elle a succédée. Ces idéologies sont néanmoins assez proches… Comment jugez-vous l’action des gouvernements Kirchner?

Il est tout aussi difficile de définir le kirchnérisme. Ce mouvement a commencé avec un grand espoir. Il était transversal et non vertical comme l’était le péronisme. Nestor Kirchner souhaitait gouverner avec les radicaux, par exemple. Aujourd’hui, la verticalité a repris ses droits et c’est Cristina qui donne le ton.

Cristina Kirchner
La présidente actuelle, Cristina Fernandez de Kirchner. (c) Sipa

D’un côté, les Kirchner ont permis des avancées extraordinaires: l’allocution universelle par enfant, la loi sur le mariage homosexuel… Surtout, ils ont osé ouvrir le procès des militaires de la dictature qui avait tous été amnistiés lors de la transition démocratique. Pepe Mujica, le président de l’Uruguay, apparaît comme très sympathique parce que son dépouillement tranche par rapport à la richesse de Cristin; mais son pays n’a rien fait pour juger les exactions du totalitarisme.

Malgré tout cela, le kirchnérisme pose aussi beaucoup de problème. Cristina ne fait rien pour l’écologie. Elle préfère se faire photographier avec les dirigeants de Monsanto, tout en permettant que l’on asperge des villages avec des pesticides provoquant de nombreuses maladies. On ne dit pas non aux affaires qui marchent. Il y a aussi la corruption. La richesse immense de Cristina est obscène face à toute la misère de ce pays, et elle l’est encore plus lorsqu’on sait comment elle l’a obtenu. Les preuves de l’enrichissement illicite des Kirchner, durant la période où ils gouvernaient la province de Santa Cruz, sont écrasantes. Il y a enfin le fanatisme. Des expressions m’inquiètent: «soldat de Cristina», «homme sorti du rein de Cristina»

Vous avez écrit une biographie de la femme de Perón, la «passionaria» Evita. Peut-on comparer Cristina Kirchner à cette autre femme célèbre de l’histoire argentine?

Cristina se réclame d’Eva Perón, c’est certain. Elle serait bien bête de ne pas le faire. Sa voix prend parfois des accents d’Evita, mais la comparaison s’arrête là. Cristina est issue de la classe moyenne, quand Evita était une enfant illégitime perpétuellement humiliée durant son enfance. L’une a fait de grandes études, l’autre non. Elles sont loin d’avoir le même «look». Le rapport au peuple n’est pas non plus le même. Evita, elle, entrait en communion mystique avec ses «descamisados», ses «sans chemises». Cristina adopte perpétuellement un ton fâché, de revanche. Contrairement à Eva Perón, elle ne s’adresse pas au cœur.

Toujours est-il que le péronisme comme le kirchnérisme sont des mouvements basés sur la séduction et le triomphalisme. Ils ont pour habitude de s’auto-glorifier. Mais je ne suis pas viscéralement anti-péroniste, ni anti-kirchnériste. J’essaye de rester dans l’intermédiaire. Mon problème principal, c’est ce manichéisme permanent. On a l’impression que l’on ne peut pas critiquer le gouvernement dans la nuance. Comme du temps de Perón, on est pour ou on est contre. Malheureux celui qui comme moi aimerait être au milieu, reconnaître les réussites et dénoncer les problèmes. Cette idée est rejetée par les deux camps.

Autel Eva Peron
Un autel à la gloire d'Eva Peron. (c) Sipa

Ce problème de nuance que vous décrivez est incroyablement fort en Argentine. La population semble violemment séparée entre pro et anti-Kirchner. Cette division est omniprésente et envahissante. Vous avez été journaliste, cette difficulté d’être neutre ne met-elle pas à mal ce travail?

C’est bien pour cette raison que je n’ai plus de journal. Je ne supportais plus la critique systématique à l’égard du gouvernement de mon précédent employeur, «la Nacion». Je n’avais même plus le droit d’écrire que des actions de Kirchner étaient positives lorsque je le pensais. Je ne me suis pas retrouvé non plus dans le journal pro-gouvernemental de gauche «Pagina 12» et dans sa vision idyllique ridicule. On a réellement l’impression de découvrir deux pays différents en lisant ces deux journaux l’un après l’autre.

Dans les réunions de famille, on en vient à n’inviter que des anti-kirchnéristes ou bien des pro-gouvernement. Si on réunit tout le monde, on ne s’entend plus ! Si cette division est de plus en plus visible, c’est aussi à cause du désespoir d’un régime qui voit sa popularité baisser. Nous sommes un pays viscéral, où la réflexion mesurée n’a pas sa place. C’est ce qui fait son charme et aussi ce qui le rend invivable. En leurs temps, Borges ou Caceres essayaient d’avoir un ton mesuré, plutôt «british». Plus personne ne cherche à les imiter aujourd’hui. Je ne vois que des cris de part et d’autre.

Cette division ne transpire-t-elle pas dans le champ littéraire? Je pense notamment à la polémique sur les listes dénoncées comme politiques des invités argentins au Salon du Livre.

Quelle histoire ridicule. Je ne doute pas une seule seconde du fait que cette liste a été manipulée par les kirchnéristes. Je pense personnellement avoir été invitée juste parce que j’habite en France. La non-invitation de certains écrivains est donc effectivement incompréhensible, mais d’un autre côté  c’est risible d’aller s’en plaindre dans des journaux, juste pour le principe d’alimenter une polémique. C’est la foire aux vanités, un classique du milieu littéraire.

Le débat sur la théorie du genre agite fortement la France. Or l’Argentine est l’un des pays leaders sur les réformes sociétales touchant à ce fameux «gender»: légalisation du mariage homosexuel, loi sur l’identité de genre qui permet de choisir librement son sexe sans justification biologique… Et pourtant, à côté de cela, l’avortement reste toujours illégal…

Cristina ne veut pas de l’avortement en tant que chrétienne, et l’Eglise y est fortement opposée. Mais comme vous le signalez, le mariage gay est passé comme «une lettre à la poste». Il n’y a eu aucune manifestation comme celles que vous avez connues en France, alors que l’Eglise était tout autant contre. Une contradiction de plus dans un pays qui n’en manque pas. L’avortement sera néanmoins bientôt légalisé. Notre extrême-droite n’est pas aussi organisée que la vôtre. Elle fait beaucoup moins de manifestations. Les mouvements féministes, eux, prennent la rue.

Le pape François, qui est un Argentin, est de plus en plus populaire. Son image de «pape des pauvres» vous semble-t-elle authentique ou reposer sur de la communication?

Il y a un peu des deux. Lorsque le pape était encore le cardinal Benvolio, il était très en retrait et très réactionnaire. Cependant, à l’époque déjà, il affirmait à raison que le vrai problème de l’Argentine était la pauvreté. Une fois élu pape, il a eu la liberté de montrer cette facette authentique de lui-même. Ce n’est pas de la démagogie. Prenez sa manière simple et cordiale de s’exprimer avec les gens: elle trouve son origine dans le fait qu’il vient d’une petite famille de classe moyenne d’immigrés italiens. Au fond, il est très argentin.

La religion a-t-elle encore un poids déterminant?

Les églises sont vides, mais des rituels et des habitudes sont restés. Les saints populaires, eux, sont de plus en plus présents. On a jamais autant vu d’autels à la gloire de Gauchito Gil, une sorte de Robin des Bois, dans les quartiers populaires. Il est vénéré par les hommes de main du narcotrafic, les gangs de voleurs. Ce phénomène est très récent. A l’époque de mon livre sur les «cartoneros», il n’était pas aussi prenant. Les églises évangélistes sont également très fortes dans les bidonvilles, au grand désespoir du pape.

Gauchito Gil
Des figurines à la gloire du Gauchito Gil dans l'église de la ville de Mercedes. (c) Sipa

Il y a aussi les idoles populaires, c’est-à-dire toutes les célébrités mortes en pleine jeunesse: Evita, Gardel… Les Argentins les vénèrent toutes, à la condition qu’elles soient décédées en pleine gloire. Maradona, dont j’ai écrit une biographie, aurait rejoint ce panthéon s’il avait été tué par la «Camorra» lorsqu’il était à Naples.

Se demander qui on est peut amener à se trouver un adorateur, à se dire: «je sais au moins que je suis un fan de Gardel». Et ce phénomène reflète un besoin de s’appuyer sur quelque chose, un grand doute sur l’identité. Au-delà de la religion, il suffit d’observer les accoutrements des gens dans la rue. Ils sont tous différents, comme s’ils se cherchaient tous.

L’importance du football argentin ne s’explique-t-elle pas aussi par cette quête perpétuelle d’identité?

Exactement. Il faut absolument appartenir à quelque chose. Même le pape est un vrai supporter de football: un fanatique du club de San Lorenzo. Nous sommes une nation d’immigrés, venus des quatre coins du globe, d’où cette recherche. Nous n’avons pas d’identité.

Pape Franois
Le Pape François avec le maillot de son club de cœur, San Lorenzo. (c) Sipa

L’Argentine est un laboratoire mondial: avec les migrations actuelles, beaucoup de pays vont connaître la même chose que nous. Regardez les jeunes «beurs» en France qui sont arabes à Paris et français au bled. L’immigration est une chance énorme qui permet d’élargir ses idées et de se nourrir d’un sang neuf, mais c’est aussi une grande blessure. Elle donne l’impression d’être vide à l’intérieur. Il faut réfléchir sur les bénéfices de ces vides, sinon on se condamne à la seule douleur.

En Argentine, les souvenirs horribles reviennent souvent comme de vieux fantômes: la dictature militaire, la perte des Malouines face à l’Angleterre… L’Argentine est-elle un pays traumatisé?

On ne traverse pas une dictature comme celle de Videla sans en payer les conséquences. Ce fut une époque trop noire, trop terrible. Les fantômes dont vous parlez se renouvellent tout le temps: des procès s’ouvrent perpétuellement en Argentine. L’armée a été volontairement affaiblie pour qu’elle ne puisse pas faire de nouveau coup d’état. Elle n’a pas d’argent, pas d’armes. C’est une autre grande réussite du kirchnérisme que d’avoir abaissé son pouvoir.

Quant aux Malouines, ce qui est frappant c’est que les soldats de ce conflit sont toujours là, dans la rue, misérables et sans considération. Ils sont l’image vivante d’une défaite, et donc abandonnés. Ils l’ont toujours été, ils l’étaient déjà au temps de cette guerre d’hiver où on les envoya avec des habits d’été et des armes obsolètes.   

Propos recueillis par Vincent Leconte

Bio express

Alicia Dujovne Ortiz est une journaliste, poète, biographe, critique et romancière argentine née en 1940. Elle réside en France depuis 1978. Traduite dans plus de vingt langues, elle a publiée notamment en France «Eva Peron, la madone des sans chemises» (Grasset, 1996), «Villa Miseria» (Rageot, 2003), «Camarade Carlos: un agent du Komintern en Amérique Latine» (La Découverte, 2008), «l’Etoile rouge et le poète » (Métailié, 2009), «le Monologue de Teresa» (Grasset, 2011) ou encore «Chronique des Ordures: qui a tué Diego Duarte?» (Tango Bar éditions, 2011)

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