Péroniste contre libéral, le rush final en Argentine

«Préservons le modèle, protégeons notre souveraineté ! Oui à la patrie, non à la colonie !» Au creux de cet après-midi ensoleillé, les trois jeunes militants péronistes plantés sous leur parasol, à l’angle d’une rue pavée du quartier historique de San Telmo, pourraient aussi bien prêcher dans le désert. Seuls quelques touristes sont en vue, qui acceptent poliment le tract à l’effigie du candidat Daniel Scioli, 58 ans, avant de poursuivre leur visite des boutiques d’antiquaires.

Depuis le 25 octobre et l’annonce des résultats du premier tour, ces stands ont poussé comme autant de champignons orange dans tout le pays. Cette nuit-là, la nouvelle est tombée comme un grand coup de pelle parmi les suiveurs de la présidente Cristina Kirchner  : même s’il a viré en tête avec 37 % des suffrages, son candidat Daniel Scioli, censé être élu dans un fauteuil avec plus de 10  points d’avance, a subi un camouflet inattendu. Il doit subir un second tour au résultat plus qu’incertain.

«Sans chemise»

La consigne, venue d’en haut, ne s’est pas fait attendre : mobiliser les troupes et le puissant appareil du parti comme jamais dans cette campagne jusqu’alors morne pour convaincre, haranguer, reconquérir un électorat hésitant. Et en premier lieu, les 5 millions de voix qui se sont portées sur le troisième homme, Sergio Massa (21 %), ancien allié du clan Kirchner et aujourd’hui péroniste dissident, qui a séduit les classes moyennes par son discours ferme sur l’insécurité – et n’a pas donné de consigne pour le second tour.

«L’armée des militants s’est mise en branle avec une double mission, analyse le politologue Rosendo Fraga, plutôt critique du gouvernement. D’abord, défendre le bilan de douze ans de présidence Kirchner en faisant vibrer la fibre patriotique : revendiquer la nationalisation de la compagnie énergétique YPF hier aux mains des Espagnols, brandir le défaut technique face aux fonds vautours comme un accomplissement idéologique, faire reluire la statue du commandeur Néstor Kirchner [ancien président et mari de l’actuelle présidente, décédé en 2010, ndlr] et plus que jamais, scander le message du "nous contre eux".»

Ce «nous», poursuit le sociologue, réunit «la pasionaria Cristina et son dauphin avec les petites gens, les descamisados ["sans chemise"] chers à Perón, opposés à Mauricio Macri l’opposant, l’ennemi même, en cheville avec le big business. Le deuxième objectif étant bien sûr de diaboliser l’adversaire en agitant le chiffon rouge du cauchemar néolibéral qu’a vécu le pays dans les années 90 et qui l’a précipité dans la crise terrible de 2001. Générer une peur de l’avenir, si jamais Macri devait arriver au pouvoir.»

Déguisés en zombies

Sur les réseaux sociaux, dans la rue, les transports en commun, jusque dans les halls d’immeuble où ont été affichés des messages politiques, chaque votant péroniste s’est découvert une mission d’évangélisation durant ce long mois d’entre deux tours. Les murs de Buenos Aires, habitués à être le reflet des préoccupations de ses habitants, tatoués de mots d’amour souvent crus ou peinturlurés aux couleurs du dernier vainqueur du championnat de football, ont été recouverts de fresques à la gloire des grandes figures du péronisme, convoquées pour soutenir le candidat Scioli en une seule injonction : votez pour la continuité, ou sinon… Mardi, un groupe de militants déguisés en zombies a même hanté les couloirs du métro en un happening gore censé incarner un avenir où Macri serait président.

Supporters of Buenos Aires province governor and presidential candidate for the Frente para la Victoria (Front for Victory), Daniel Scioli, attend the closing rally of his campaign in La Matanza, Buenos Aires province, on November 19, 2015. Argentinasquot;s presidential election is headed for a November 22 runoff between incumbent Cristina Kirchnersquot;s chosen successor Daniel Scioli and conservative rival Mauricio Macri. AFP PHOTO/Eitan Abramovich / AFP / EITAN ABRAMOVICH

Daniel Scioli et le Front pour la Victoire ont clos leur campagne jeudi à la Matanza, fief péroniste en périphérie de Buenos Aires. Photo Eytan Abramovitch. AFP

Dans le camp d’en face, celui du croque-mitaine désigné, Mauricio Macri, 56 ans, ancien président du club de foot Boca Junior, maire centre-droite de Buenos Aires depuis 2007 et héritier d’une famille d’entrepreneurs, la posture est radicalement opposée. L’espoir lointain d’un second tour s’est matérialisé et la tactique de défense des Kirchner, pour agressive qu’elle soit, les a sortis de leur place d’outsider.

«Chez nous, le mot d’ordre est de ne pas faire de vagues jusqu’au vote, confie un proche du candidat arrivé deuxième avec 34,5 % des voix, de tourner en dérision les tentatives désespérées de ce gouvernement qui sent sa fin proche et s’agrippe au pouvoir. Nous voulons incarner un changement serein au milieu de cette hystérie dont les Argentins se sont lassés.»

Viande plus chère

«Cambiemos» (changeons), c’est à la fois le slogan et le nom de la force politique créée par Mauricio Macri pour ces élections. Il trouve un écho puissant au sein de plusieurs secteurs de la société en colère contre le gouvernement, usé par douze ans de pouvoir kirchneriste (Néstor puis Cristina) et qui a profondément polarisé la population.

Le monde agricole et de l’élevage en particulier, qui représente la vieille oligarchie dans un pays où l’argent vient traditionnellement de la terre, est unanime contre la présidente. Les taxes grevant l’exportation agricole, soja en tête, sont la principale source de devises, grâce auxquelles le pays a pu se relever après la crise de 2001. Mais les politiques protectionnistes relatives à l’élevage ont laissé le secteur en crise. Les restrictions des exportations de la fameuse viande argentine, censées faire baisser les prix sur le marché intérieur pour favoriser la population, ont amputé la production. Une inflation galopante à plus de 30  % a fait le reste : aujourd’hui, la viande est plus chère pour les Argentins et le pays n’exporte plus qu’anecdotiquement.

A supporter of the Head of Government of the Autonomous City of Buenos Aires and presidential candidate for Cambiemos (Letsquot;s Change) party Mauricio Macri poses with a real size poster of him during the closing rally of his campaign in Humahuaca, Jujuy province, Argentina on November 19, 2015. According to last polls, Argentine opposition candidate Mauricio Macri holds an eight-point lead over ruling party candidate Daniel Scioli in the run-up to next weekendsquot;s presidential runoff, though 11 percent of the

Mauricio Macri, candidat de Cambiemos ( «Changeons»), a terminé sa campagne dans les Andes, à Humahuaca, province de Jujuy. Photo Juan Mabromata. AFP

Au marché de Liniers, la plus grande foire aux bestiaux de la capitale, on jubile sous cape, comme entre conspirateurs. «Ça sent la fin… Mais bon sang, on a souffert», susurre un acheteur, avant d’enchérir sur un troupeau d’une trentaine de bêtes. Un dirigeant du marché confie que le business tourne au ralenti : «Un bon tiers des abattoirs a fermé. Aujourd’hui, on met 10  000 têtes en vente, trois fois moins qu’il y a six ans. Ça va être dur de reconstruire tout ça.» Un drone survole les enclos, sans doute pour un tournage télé. Mais les blagues fusent, noires de cet humour argentin, confirmant la paranoïa des interlocuteurs qui ont tous demandé à ne pas être nommés  : «C’est Cristina qui nous surveille !»

Montagnes russes

Après douze ans de kirchnerisme et d’une pratique du pouvoir frôlant souvent le culte de la personnalité (ou son rejet absolu), l’un des défis du prochain président sera de rassembler les Argentins. «Ni Scioli ni Macri n’incarnent la figure du leader charismatique tout puissant, du caudillo comme l’Argentine en a connu et souhaité au cours de son histoire mouvementée, analyse Rosendo Fraga. Et c’est peut-être ce dont nous avons besoin, un gestionnaire falot pour enfin tendre vers la normalité et descendre de ces montagnes russes qui nous font alterner les crises et les époques de croissance trop belles pour être honnêtes.»

Le prochain président, qui sera élu dimanche et prendra les commandes du pays le 10 décembre, aura fort à faire. «Sans abandonner les nombreuses avancées sociales mises en place durant la première période Kirchner, il lui faudra corriger les erreurs de la deuxième moitié, beaucoup plus radicale», résume l’économiste Orlando Ferreres.

Dévaluation inévitable

Les deux candidats ont ainsi exprimé leur volonté d’en finir avec un contrôle des changes drastique qui a donné le jour à un marché noir du dollar faussant toute transaction. En conséquence, le peso argentin, maintenu aujourd’hui à bout de bras par une banque centrale exsangue, devra être dévalué, entraînant une période d’ajustement que la campagne électorale a préféré ne pas aborder. L’extrême protectionnisme économique sera également réévalué, plus ou moins selon l’élu.

Au-delà du vernis idéologique, c’est la fin d’une ère, celle des Kirchner, qui commencera dimanche. Mauricio Macri est annoncé vainqueur par les instituts de sondage, mais ceux-ci s’étaient fourvoyés lors du premier tour. En repliant son parasol orange, le jeune militant scioliste assure, comme pour s’en convaincre : «En Argentine, rien n’est jamais joué d’avance.»


Mathilde Guillaume Correspondante à Buenos Aires

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