Pablo Trapero : “’El Clan’ interpelle chacun sur l’hypocrisie de la …

Dans les beaux quartiers de Buenos Aires, une famille bien sous tous rapports kidnappe, rançonne et tue… Avec El Clan, Pablo Trapero est devenu champion du box-office argentin tout en restant un cinéaste engagé. En reconstituant la carrière criminelle de la famille Puccio, au début des années 80, il livre une brillante réflexion sur le mal à travers un film saisissant qui se donne aussi pour objectif de ne jamais perdre le lien avec le spectateur. Entretien.

La famille dont vous racontez l'histoire dans El Clan a bel et bien existé mais est-elle aussi, pour vous, un symbole ?

J'ai voulu raconter cette histoire parce qu'elle est emblématique. Elle résume très bien l'époque où la démocratie arrive en Argentine mais où des hommes de main de la dictature continuent à nuire en transposant tout un système étatique vers le monde des affaires, le secteur privé. On appelle alors cette catégorie de personnes « la main d'œuvre au chômage ». La famille qu'on voit dans El Clan, les Puccio, fait partie de cette catégorie. Dans le cinéma argentin, il existe des tas de films sur la dictature et des tas de films sur la démocratie mais rien sur cette période étrange de transition qui n'était plus la dictature et pas encore la démocratie. Mon film est une invitation à regarder en face cette réalité peu représentée. Je pense que les membres de cette famille et leurs différents rôles dans cette histoire peuvent facilement être transposés à l'échelle de la société argentine du début des années 80.

L'affaire Puccio est célèbre en Argentine ?

Plus ou moins. Pour les gens de ma génération et nos aînés, c'est une histoire très marquante. J'avais treize ans quand Arquímedes Puccio a été arrêté, en août 1985, et je me souviens des gros titres des journaux. Mais cette affaire n'est pas devenue totalement publique, elle restait entourée de mystère, comme une légende urbaine. On n'avait pas beaucoup de détails sur ce qui s'était passé. Quand j'ai commencé à travailler sur ce projet, je me suis rendu compte qu'il y avait réellement très peu d'informations. C'était presque un mythe, les gens avaient entendu parler de cette histoire, des choses se racontaient mais en dehors de tout cadre précis. Mon travail de documentation est devenu un travail de détective. Je suis allé dans le quartier, j'ai interrogé des voisins, je suis allé au club de rugby que fréquentait le fils, j'ai parlé avec d'anciens amis à lui, avec des avocats, des juges, j'ai pu avoir accès au dossier judiciaire. C'était passionnant de découvrir toute l'histoire et le film est vraiment le reflet de cette enquête, il met le spectateur dans la position qui était la mienne quand j'ai découvert la réalité des faits, il y a des informations, des révélations.

Guillermo Francella et Peter Lanzani dans El Clan

 Guillermo Francella et Peter Lanzani dans El Clan


© Kramer Sgman Films - Matanza Cine - El Deseo

L'histoire est à la fois familiale, criminelle, politique. Est-ce qu'il a été difficile de trouver comment la raconter et quel genre de film en tirer ?

El Clan est un film de défis. D'abord, c'était la première fois que je tournais en reconstituant une époque et en me basant sur des faits réels, en gardant les vrais noms des protagonistes de l'affaire. Cela impliquait une vraie responsabilité, surtout par rapport aux victimes. J'ai compris très vite que le ressort du film ne pouvait pas être uniquement le thriller, la piste criminelle et policière, mais ce qui se passait à l'intérieur même de la famille, et tout particulièrement entre le père et le fils. A partir du moment où on était dans ce rapport familial, on entrait dans le mélodrame, mais un mélodrame un peu déformé par une dimension d'absurdité, de cruauté gratuite. J'aime beaucoup le cinéma de Buñuel et il y a là des éléments qui me le rappelaient car il y a aussi un certain humour, assez noir, qui permet au spectateur de traverser toutes les horreurs de cette histoire.

On a le sentiment en voyant El Clan que cette famille Puccio ne sait pas ce qu'elle fait. Même le fils et le père, qui sont les plus directement impliqués dans les kidnappings, ne semblent pas en voir l'horreur…

Cette indifférence, cette absence de lien avec la réalité, cette innocence supposée, c'est ce qui me fait personnellement le plus peur. Face à un dictateur qui exprime son pouvoir et sa volonté de l'exercer, on sait où on est. Mais derrière lui, il y a des gens qui ne disent rien, qui ne se font pas remarquer, qui ne semblent pas avoir spécialement de pouvoir ni particulièrement de méchanceté, et ce sont eux qui vont faire le travail. C'est un peu comme dans mon film, El Bonaerense (2000), où le personnage a commis un crime et devient policier. C'est cela qui fait peur, ne pas savoir vraiment qui on a en face de soi.

Le film pose la question du mal et montre comment on peut finir par l'accepter, ce qu'ont fait les Puccio…

Pendant toute l'écriture du film, la référence à la banalité du mal et à la pensée de Hannah Arendt était très présente et, dans une des versions du scénario, j'avais même utilisé une citation d'elle que je voulais placer au début du film. Ça m'a finalement semblé guider excessivement le spectateur et je n'ai donc pas utilisé cette citation. Mais c'est une perspective que je trouve fascinante. Arquímedes Puccio est mort en ayant toujours nié ses crimes et sans avoir jamais demandé pardon à ses victimes. Jusqu'au dernier jour, il a été convaincu que ce qu'il avait fait était bien.

© Kramer Sgman Films - Matanza Cine - El Deseo

Vous mettez en scène cet Arquímedes Puccio en étant très proche de lui et en même temps en le regardant avec effroi. Vous avez volontairement construit cet effet de proximité et de distance ?

Il y a un point de rupture : cet homme a un point de vue sur la réalité et moi j'en ai un autre. Cette question du point de vue est essentielle et je l'ai prise en compte dans la mise en scène du film. Il est difficile de s'identifier à Arquímedes ou à son fils Alejandro, à cette famille en général, et pourtant il me faut parvenir à impliquer émotionnellement le spectateur dans le film. J'ai donc utilisé deux points de vue différents. Un pour la famille et un autre pour les victimes. Quand on voit à l'écran une personne qui va devenir une victime des Puccio, on voit ceux-ci d'une manière différente. Tout à coup, Arquímedes ou Alejandro ne sont plus filmés avec la proximité qui existe dans les scènes à l'intérieur de la famille : on les regarde de l'extérieur, on leur découvre un autre visage. C'est systématique, par exemple dans les scènes d'enlèvement en voiture, on est du côté des victimes, dans une proximité avec elles qui nous permet d'endosser leur point de vue. Et quand Arquímedes Puccio téléphone aux familles des victimes pour obtenir une rançon, on entend toujours la voix de la personne de la famille qui parle, même si le plan est trop large pour que cela soit logique : j'inscris le point de vue des victimes de cette façon aussi. L'utilisation de la musique va parfois dans le même sens. Il y a des moments où le volume est volontairement élevé parce que, dans la famille Puccio, la musique est utilisée pour couvrir les cris des victimes qui sont séquestrées et entendent cette musique très forte. Quand le spectateur l'entend lui aussi à la même puissance, il peut être sensibilisé à ce que vivent les victimes, à ce qu'elles ressentent.

© Kramer Sgman Films - Matanza Cine - El Deseo

El Clan est un succès sans précédent en Argentine. Qu'est-ce qui explique, selon vous, ce phénomène ?

A chaque fois que je fais un film, je m'interroge sur les raisons qui me poussent à me lancer dans cette entreprise qui est très longue, qui coûte très cher et qui mobilise beaucoup de gens. Il est important d'être clair sur ce qu'on veut faire. Et cela, que le film fonctionne bien ou mal au bout du compte. El Clan fonctionne bien, c'est un film qui touche les gens. Il a battu tous les records d'audience en Argentine, il a été primé à Venise et à Toronto, il vient de recevoir un prix du public à Miami et aussi à La Havane. Ça fonctionne donc avec des publics très différents. Je crois que le film interpelle chacun sur l'hypocrisie de la famille, sur cette différence qui peut exister entre une image publique et la réalité de la vie privée. Curieusement, il m'a fallu beaucoup de temps pour convaincre des producteurs. Les gens me disaient que personne ne voulait voir un film comme ça. Mais moi qui ai grandi en allant au cinéma, en voyant toutes sortes de films, je sais qu'il y en a certains que les gens vont aimer parce qu'ils leur parlent vraiment. Les gens vont en garder le souvenir en eux. C'est ça que je veux faire, des films qui commencent à vivre quand on sort de la salle. C'est là le pourquoi de ma démarche. Je veux faire un pari sur un spectateur qui me donne deux heures de sa vie et qui va garder quelque chose de ce que je lui ai donné. Le cinéma a la possibilité d'émouvoir les spectateurs et donc de jouer un rôle dans leur vie. Après Leonera [sorti en 2008, l'histoire d'une jeune femme qui accouche en prison, où son enfant doit lui être repris à l'âge de quatre ans, NDRL], l'Argentine a passé une loi sur les enfants nés en prison et j'en suis très fier. Après Elefante blanco (2013), des règles nouvelles ont été instaurées pour le travail dans les bidonvilles. Ce n'est pas moi qui ai fait la loi sur les enfants né en prison, ce n'est pas Leonera, c'est les gens qui ont vu le film et qui ont été touchés, se sont mis à réfléchir et se sont dit qu'ils pouvaient agir. C'est l'effet à grande échelle mais il y a aussi un effet à petite échelle, les films vont nous permettre peut-être de rappeler un père avec qui les liens étaient un peu distendus, ils vont nous donner le courage de rappeler cette fille dont on était un peu amoureux et à qui on n'avait jamais rien osé dire. 

Vos films scrutent les malaises et les injustices de votre pays, son histoire et sa mémoire. Devenez-vous une conscience de l'Argentine ?

Je ne vois pas les choses à une échelle aussi importante, mais plutôt comme au tennis, un sport que j'aime bien. Quand le joueur est sur le terrain, il ne peut pas penser au championnat, pas penser au match, même pas penser au jeu qui vient, il ne doit penser qu'à la balle qui arrive. Sinon, il est paralysé. Pour moi, c'est pareil. Je me concentre sur chaque film et j'espère qu'à la fin, j'aurai fait un beau match ! Je ne crois pas du tout être une conscience pour l'Argentine mais je suis content que mon film semble y avoir de l'importance et puisse exister à cette échelle, celle de tout un pays.

Pour vous, le cinéma est politique ?

Le cinéma est né comme un art politique. Les premiers spectateurs qui ont vu le train entrer en gare ou les ouvriers sortir de l'usine, filmés par les frères Lumière, ont fait une expérience nouvelle : ils ont eu peur ou ont été fascinés mais en tout cas, ils ont réagi. Le cinéma a changé quelque chose à l'image qu'ils se faisaient du monde. Sa dimension politique est là. Et Godard a raison quand il dit que le cinéma est une arme. Même quand un film ne parle pas de politique, il offre une vision du monde, donc il est politique.

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