De la musique ancienne la plus abstraite aux partitions contemporaines les plus complexes, en passant par le folklore argentin… Pablo Marquez promène sa guitare d’un siècle et d’un genre à l’autre. Son dernier album met en lumière Gustavo Leguizamón (dit Cuchi), l’un des plus important représentants de la musique traditionnelle argentine. Il lui a consacré son dernier album, El Cuchi bien temperado,
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« Une Zamba est une oeuvre d’art total, en miniature »
RM: Qu’est-ce qu’une Zamba ?
ResMusica: On pourrait dire que c’est une œuvre d’art total, en miniature. En plus de la musique, c’est un texte poétique, et en même temps une danse. Gustavo Leguizamón en a écrit plus d’une quarantaine. Il ne faut pas les confondre avec les sambas brésiliennes, binaires, venues des traditions de la musique africaine. La zamba a un rythme ternaire. Cuchi disait que dans chaque zamba, se cache une baguala endormie, comme une sorte de mémoire génétique. C’est un mot qui veut dire indomptable, en quechua, la langue des anciens Incas.
RM: Pourquoi consacrer un album à Cuchi ?
PM: Gustavo Leguizamón, Cuchi, était un homme d’une culture exceptionnelle, musicien et poète, grand lecteur et aussi, par hasard, mon professeur d’Histoire au Colegio Nacional quand j’avais 13 ans. Lorsque je l’ai vu entrer pour la première fois dans la classe, j’ignorais complètement que c’était l’un des plus grands musiciens de l’Argentine, l’auteur de zambas archi connues que je chantais depuis mon enfance. Peu à peu je me suis aperçu que ce prof fantasque, drôle, hypercultivé, était l’auteur de chansons dont je n’imaginais même pas qu’elles aient eu un auteur. Lui-même disait souvent que « l’éloge suprême pour un artiste est que son œuvre soit considérée comme anonyme ».
RM: Comment situez-vous son apport à la musique argentine ?
PM: Cuchi est l’un des plus important représentants de la musique traditionnelle argentine, moins connu qu’Atahualpa Yupanqui ou Edoardo Falu, mais sa liberté harmonique exceptionnelle, a bousculé tous les canons de l’époque. Dans une alchimie prodigieuse et surprenante, il a réussi à incorporer des idées mélodiques et harmoniques dans la musique traditionnelle argentine sans jamais en perdre l’essence ni la force tellurique. Érudit et populaire à la fois, il est un lien entre la musique savante et la tradition orale.
RM: Quel est son lien avec la musique savante?
PM: C’était un grand mélomane qui admirait aussi les grands classiques, Beethoven surtout, mais aussi les compositeurs du début du XXème siècle – Debussy, Ravel, Stravinsky ou Schoenberg – qu’il a étudiés passionnément en autodidacte. Bien que la filiation avec Debussy et Ravel soit assez apparente –notamment du point de vue harmonique- celle avec Schoenberg est plus difficile à détecter. Néanmoins, en plus d’oser une pièce sans tonalité comme Chacarera del holgado (Cuchi la définissait comme une « chacarera cubiste »), il construit sa Zamba del carnaval sur une mélodie qui comporte les douze notes d’une série dodécaphonique. Le contraste avec les pièces diatoniques en est d’autant plus saisissant.
RM: Quel rapport entre cet album et le Clavier bien tempéré ?
PM: C’est un peu par hasard que j’ai eu l’idée de parcourir tout le spectre tonal. Mon projet original était de représenter la part importante des zambas dans la production de Cuchi en alternant huit zambas avec huit autres pièces dans d’autres formes et rythmes. Pour éviter la monotonie et offrir une profusion de couleurs, je me suis mis au défi de ne répéter aucune tonalité. Vers la fin de mon travail d’arrangement, dans l’une des pièces –Chilena del solterón- je me suis mis à moduler, et à partir de là il n’y avait plus qu’un pas pour compléter le cycle des 24 tonalités.
Au fur et à mesure que j’avançais dans ce travail d’arrangement j’ai acquis la certitude que c’était le juste chemin, au vu du peu de tonalités courantes dans la guitare traditionnelle soliste – à moins d’avoir recours à un capodastre. C’était ma manière d’enrichir la pratique du folklore. Mon choix de visiter toutes les tonalités est aussi une revendication de ma formation classique face à la musique traditionnelle car, même si la spontanéité et la facilité improvisatrice des guitaristes traditionnels m’est étrangère, je peux dire que je porte cette musique dans mon sang.
Photo : Pablo Marquez par Juan Hitters