Mémoire argentine est formée de 16 récits autobiographiques qui ne suivent pas un ordre chronologique, dans lesquels l'écrivaine rend compte des effets de l'exil et du retour au pays, des bouleversements physiques et psychiques que ceux-ci engendrent. Le premier récit s'intitule sobrement Maladie. L'auteure y raconte non sans humour son addiction aux thérapies, surtout les thérapies de groupe, faute de pouvoir s'offrir des analyses privées, beaucoup trop onéreuses pour sa bourse, malgré des résultats mitigés. Elle y a eu recours bien avant son premier exil, pensant trouver un exutoire à son angoisse existentielle qui l'a empêchée de terminer son cursus universitaire. Ceux ou celles qui ont connu cette angoisse paralysante face à un jury quel qu'il soit, se reconnaîtront ici. Pour conjurer l'angoisse, outre le recours à des thérapies plus ou moins décevantes, elle fait appel au livre divinatoire chinois, le Yi King qui lui semble plus fiable que bien des conseils des thérapeutes. Mais comme elle le dit elle-même dans Ordre du jour, Nul oracle ne prévoit mieux ce qui va arriver que la décision elle-même de le faire arriver.
Elle revient aux maladies liées au retour dans Curriculum. D'aucuns pensent qu'il n'existe aucun lien entre des maladies constatées après le retour des exilés, mais elle reste persuadée que ces maladies sont étroitement liées à l'abaissement de défense qui se déclare massivement dans le corps et dans l'âme, dès que l'on pose le pied sur le sol argentin.
Elle-même en a fait l'expérience.
La notion de temps revient, lancinante, tout au long du livre. Pour Tununa Mercado, comme pour la plupart des exilés, le temps semble s'étirer en une longue parenthèse, il semble ne pas s'écouler, dans l'attente perpétuelle d'un retour problématique. J'avais cette idée saugrenue que le temps ne s'écoulait pas et que, comme le temps semblait suspendu, le futur était devenu vaste et sans fin. Dix ans après cette vague intuition, lors de mon premier retour à Buenos-Aires, d'un seul coup toutes les années accumulées me sautèrent à la gorge, et le choc fut si violent que j'en eus le souffle coupé.
Il est différentes angoisses, celle de l'incertitude, de l'ignorance où on est du sort réservé à ceux qui sont restés au pays, ou au contraire l'annonce des morts ou des disparitions qui ont jalonné toutes ces années. Il y a aussi l'impuissance de ceux qui n'ont aucune prise sur les événements en dépit des manifestations devant l'ambassade d'Argentine à Mexico.
L'exil, c'est d'abord au quotidien l'adaptation plus ou moins réussie à un pays différent, à un climat différent, à des modes de vie différents. Le récit intitulé Le froid qui n'arrive pas est particulièrement éclairant : On ne peut cacher que l'implantation d'un Argentin au Mexique est un phénomène historique plutôt rare.
Si certains exilés argentins essaient de se fondre dans la masse en essayant de faire oublier leur accent et leur espagnol si caractéristique, d'autres étalent leur « argentinité » avec arrogance et ne comprennent pas pourquoi les portes se ferment devant eux. Et c'est souvent le cas dans les démarches administratives. Face à l'arrogance verbale de l'Argentin, le Mexicain regarde d'un œil vide, lèvres scellées et oreilles bouchées, provoquant chez qui l'interpelle une impuissance totale.
Le sentiment de perte, d'abandon est constant chez elle. Il se traduit par des rêves qui sont le plus souvent des cauchemars, un dédoublement de la personnalité, comme dans L'espèce furtive, la hantise de la mort : La mort hantait presque toujours nos rêves
écrit-elle dans Le froid qui n'arrive pas. Il se traduit aussi par des malaises physiques, des vertiges, des nausées dans Containers ou Maisons.
Tununa Mercado a rencontré aussi d'autres exilés plus anciens, des exilés espagnols de la guerre civile. On sait que le Mexique fut une terre d'asile pour bon nombre de Républicains espagnols. Certains n'ont jamais voulu revenir en Espagne, même à la fin de la dictature. Pour l'un d'eux, Ovidio Gondi, l'écrivaine argentine fera le pèlerinage aux Asturies, sa terre natale et retrouvera un ami d'enfance. C'est un des récits les plus émouvants du recueil. Elle essaie ainsi, au cours d'autres voyages, de rencontrer d'autres exilés, de confronter sa propre expérience avec la leur.
Elle fait enfin la connaissance d'une autre sorte d'exilé dans Sans abri : un clochard qu'elle voit depuis sa fenêtre, dans le parc d'en face, étranger à la chaleur, à la pluie, à ce qui l'entoure, comme exilé de lui-même, toujours occupé à écrire, comme elle le fait elle-même, mais à l'abri d'un toit.
Ce qui fait la force de ces récits, écrits avec la précision d'un scalpel, c'est que l'écrivaine sait relier son expérience personnelle à celle de tous les exilés qui peuvent s'y reconnaître. En creusant au plus profond d'elle-même, grâce à l'écriture qui plus que la psychanalyse l'aide à se reconstruire, elle fait tomber le mur qui l'emprisonnait, se libère et rend son témoignage universel.
Marimile
Extrait :
L'exil remonte en moi comme une immense fresque de Rivera, remplie d'une foule de protagonistes et de figurants, de chefs et de bouffons, de malades, de dépossédés, de corrompus et de corrodés ; cette fresque a une épaisse couleur de plomb et ses traits sont grossiers. Le souvenir a un goût fade. J'essaie, dans ces moments-là, de dégager de l'ensemble un instant de bonheur collectif, car il y en a eu ; peine perdue, rien ne se soustrait à la mélancolie d'un souvenir gris, aussi intense soit-il. Dans cette fresque, il y a beau avoir un haut et un bas, un commencement et une fin, ce qui ressort de la toile et ce qui vibre dans le paysage demeure sans rémission la mélancolie.
Mémoire argentine de Tununa Mercado - Éditions Sabine Wespiesser - 221 pages
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Nicolas Goyer, revu par Jacques Leenhart