Martha Argerich, indomptable

Ses doigts filent comme des éclairs sur les touches. Les doigts crépitent, parfois avec une vague de douceur pour calmer le jeu. Vendredi soir, Martha Argerich a donné le coup d’envoi des Sommets musicaux de Gstaad. Crinière argentée, elle s’est élancée dans la Sonate en ré mineur Kk. 141 de Scarlatti en guise de bis. Ce n’est pas vraiment du Scarlatti, mais plutôt une recréation portée par un imaginaire en fusion (un mélomane a dit que ça ressemblait à du Scriabine!). La netteté du trait, ce piano qui s’invente et se réinvente à chaque mesure n’appartiennent qu’à elle.

Un virage décisif

Les Sommets musicaux ont pris un virage décisif cette année. Un nouveau chapitre s’ouvre depuis que le violoniste Renaud Capuçon (remplaçant Thierry Scherz disparu tragiquement en juillet 2014) en est devenu le directeur artistique. «Ce festival, c’est comme un bijou, dit-il. Ça se mérite de venir ici, il faut faire le trajet; ce n’est pas comme Berlin ou Paris.» Arrivé samedi soir de Salzbourg où il a donné plusieurs concerts, le violoniste français goûte avec satisfaction aux premiers concerts. Ce qu’il aime à Gstaad? L’air des montagnes, la neige. Toute son enfance, il l’a passée à Chambéry, en Savoie. Il a commencé le ski à 4 ans et se souvient avoir entendu de grands artistes au Festival des Arcs, pendant l’hiver. «Quand on m’a proposé la direction des Sommets musicaux, j’ai eu une sorte de flash. Je revivais des sensations que j’avais vécues aux Arcs quand j’étais gamin.» Le violoniste, qui vient de fêter ses 40 ans mercredi dernier, se réjouit de reprendre la formule de son prédécesseur. «Je n’ai rien changé au concept du festival. Je m’inscris dans la continuité de ce qu’a fait Thierry Scherz. Il y a toujours un compositeur en résidence, des récitals donnés par des jeunes talents tous les jours, par contre ce sont ma patte, mes affinités, mes goûts musicaux.»
Vivacité permanente

On pourra rétorquer que Renaud Capuçon a déjà un agenda surchargé. Il dirige l’ambitieux Festival de Pâques d’Aix-en-Provence avec Dominique Bluzet et enseigne à la Haute Ecole de musique de Lausanne. Mais les Sommets musicaux de Gstaad se déploient à une échelle moins large, dans des églises intimistes. En vingt ans de carrière, la star du violon a noué beaucoup d’amitiés. Il peut entrer en contact avec ses collègues musiciens avant de passer par les agents. Ce fut le cas pour Gil Shaham, venu hier soir pour un récital à Rougemont, entre deux concerts à Lyon et Paris.

On imagine le privilège d’avoir Martha Argerich pour le concert d’ouverture. Sous les fresques si belles de l’église de Saanen, dans un décor de bois et de pierre, la pianiste argentine a joué le 2e Concerto pour piano de Beethoven auquel elle revient régulièrement. Elle était escortée par la Kremerata Baltica, déjà en concert à Genève mercredi dernier avec Radu Lupu (LT du 29.01.2016). On retrouve ce jeu franc, direct, charnu de l’orchestre fondé en 1997 par Gidon Kremer. Les cordes (pas toujours très soudées) se parent d’un éclat méditerranéen dans le «Finale» de la Symphonie pour orchestre à cordes No 7 de Mendelssohn, et la Symphonie No 2 de Mieczyslaw Weinberg (comparable au langage de Chostakovitch) impressionne par sa densité expressive, tantôt dramatique, tantôt désolée.

Dans le 2e Concerto de Beethoven, c’est Martha Argerich qui mène le bal. Il y a cette vivacité permanente, cette alternance de traits saillants (presque percussifs) et de courbes caressantes. Aucun phrasé n’est laissé à lui-même. Elle s’approprie le langage de Beethoven, resserre parfois l’enchaînement des événements (la cadence virtuose du premier mouvement), développe un jeu poétique dans le mouvement lent (avec une main gauche très interventionniste) pour finir sur un «Rondo» électrique, aux syncopes presque jazzy. C’est vivant, imaginatif, avec le grain d’impertinence qui la caractérise (on passera sur quelques décalages avec l’orchestre). A l’inverse, elle se montre rêveuse dans la première des Scènes d’enfants de Schumann jouée aussi en bis.

Parmi les découvertes du week-end, la violoniste moldave Alexandra Conunova (3e Prix du Concours Tchaïkovski en 2015) a remplacé au pied levé le guitariste grec Milos Karadaglic attendu samedi soir à l’église de Saanen. Elle a eu 24 heures pour préparer le 4e Concerto pour violon en ré majeur de Mozart. Elle y a déployé un archet lumineux, charnu dans le médium, énergique (un peu trop par moments), espiègle dans le «Finale». Ce Mozart-là a du jarret, loin d’interprétations insipides (sa Sicilienne de Bach jouée en bis a paru moins convaincante). La Camerata de Berne menée par le premier violon Antje Weithaas a très bien défendu Beethoven, meilleure encore dans la 8e Symphonie que dans l’Ouverture de Coriolan (jouée sans chef!). Une interprétation tenue, serrée, fondée sur une maîtrise rythmique et dynamique très sûre. Un week-end d’ouverture de haut vol, donc, en attendant que Renaud Capuçon se produise lui-même la semaine prochaine, ou encore la pétulante Olga Peretyatko pour la soirée de clôture.

Les Sommets musicaux de Gstaad, jusqu’au 6 février. sommets-musicaux.ch

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