À contre-courant
« Cette équipe ne renoncera pas au style de jeu caractéristique du Newell’s, mais les joueurs feront de gros efforts sur le terrain. Tout le monde devra faire des sacrifices. Il existe un dicton qui dit que si tu joues bien, tu n’as pas besoin de courir et vice-versa. Nous, on tâchera de bien jouer et de courir. »
On entamait le deuxième semestre de l’année 1990 et avec cette phrase, Bielsa, l’entraîneur le plus jeune de la saison du haut de ses 35 ans, se présenta à la presse comme le flamboyant coach du Newell’s. Dans ces mots résidaient ses principes fondamentaux. Bien que l’équipe ait obtenu quelques titres par le passé, dans l’esprit des gens le jeu de l’équipe de Rosario n’était lié qu’à une possession raffinée du ballon, au-delà de tout aspect combatif. Le club avait fait les frais de ce style de jeu lors de quelques rendez-vous importants, et à cause de cela, Newell’s traînait alors cette étiquette dans le milieu footballistique.
« Quand vint l’heure du premier match, le Newell’s se trouvait à une place inconfortable et devait échapper à la zone rouge et aux fantômes de la relégation. »
Bielsa venait y mettre fin. Il voulait obtenir une symbiose entre les qualités techniques de chaque joueur et sa possibilité de se donner à fond physiquement. À ses yeux, courir est un acte qui exige de l’engagement et de la volonté, pas de l’inspiration. L’aspect créatif du jeu est l’apanage de quelques élus, et c’est pourquoi il ne reprochera jamais à ses joueurs leur manque de talent. Mais courir, c’est une autre histoire. Courir est à la portée de tous.
Pour Bielsa, le football, c’est le mouvement. Où qu’il se trouve sur le terrain, dans n’importe quelle circonstance, un joueur a toujours une bonne raison de courir – excepté celui qui a le ballon, car dans le football comme dans la vie, réfléchir est essentiel. Mais les autres doivent être en mouvement : au marquage lorsque le ballon est perdu, en déplacement lorsque l’équipe le récupère. Pour y parvenir, l’entraîneur joue un rôle-clé car il est celui qui sait exploiter au mieux le potentiel naturel de chaque joueur. Et si cela ne se produit pas, selon Bielsa, c’est l’entraîneur qui a échoué et non le joueur.
En se basant sur ces concepts, Bielsa commença à travailler avec l’effectif. Ceux qu’il avait formés à l’adolescence connaissaient déjà sa pensée et ses méthodes de travail. Et grâce à son pouvoir de persuasion, il avait fait en sorte que les plus expérimentés, comme Martino, Scoponi et Zamora rejoignent sa cause. Ils n’avaient jamais travaillé avec lui, mais ils admirent immédiatement le tact et la passion dont Bielsa faisait preuve à chaque minute. La différence d’âge avait beau être faible, chacun respectait son rôle. Les trois sauraient se montrer déterminants lors des moments difficiles.
Quand vint l’heure du premier match, le Newell’s se trouvait à une place inconfortable et devait échapper à la zone rouge et aux fantômes de la relégation.
Le 19 août 1990, Newell’s fit face à Platense au Parque Independencia. Bielsa choisit comme titulaires Scopioni ; Saldaña, Pochettino, Berizzo, Fullana ; Martino, Llop, Franco ; Zamora, Saez et Taffarel. Le match fut plié dès le début de la deuxième période grâce à une énorme volée de Martino, qui donna la victoire aux locaux. Mais au-delà de l’avantage minimum, les commentateurs reconnurent le mérite et la dynamique affichée par l’équipe. Le renouveau commençait sur de bonnes voies.
Lors de la deuxième journée, le Newell’s fit match nul face aux Argentinos Juniors, mais on remarqua aussi la titularisation de Fernando Gamboa. Si gagner des points était important, faire match nul contre les rivaux difficiles de la Partenal était néanmoins satisfaisant.
« Les joueurs soutenaient leur entraîneur comme s’ils le connaissaient depuis toujours. »
La rencontre face à Huracan, lors de la troisième journée, suscita les premières critiques négatives. À domicile, l’équipe de Rosario perdit deux buts à un. Même le but de Berizzo, marqué à la dernière minute, ne put atténuer une certaine sensation d’injustice. Pour un début de championnat, ce n’était pas si mauvais. Une victoire, un nul et une défaite qui rendaient justice au jeu proposé. Mais les préjugés étaient partout. Certains journalistes locaux, méfiants, lançaient : « Au Newell’s, ils avaient une Ferrari qui a maintenant l’air d’une Ford T. »
Suite à ce faux-pas, Bielsa afficha son inquiétude dans le vestiaire et n’hésita pas à partager sa colère avec tous les visages en présence, déjà très familiers. Il s’adressa même à son vieux compagnon de route, Lulo Milisi.
— Et toi, Lulo ? Tu n’as rien à me dire?
— Que veux-tu que je te dise, Marcelo ? C’est encore trop tôt !
Milisi cherchait à calmer la situation et ne voulait pas donner son avis, le match étant à peine terminé. Le temps l’aiderait à produire une analyse plus sensée. Au bout de trois journées seulement, les acteurs du changement savaient qu’il faudrait être patient. Cependant, ces considérations mesurées n’étaient pas celles des supporteurs, et la crainte liée au manque d’expérience de Bielsa – en tant que joueur et entraîneur – se fit de plus en plus forte.
Ce fut la semaine la plus difficile du championnat. La nervosité se faisait sentir et les images étaient claires. Adossé contre un palmer près de la porte donnant sur l’Hippodrome, l’entraîneur, face à ses proches, soulignait du regard la nécessité de donner du temps à l’équipe.
— Je ne laisserai pas tomber ! Il ne me faut que deux matchs ! Moi, au bout de quelques matchs, je mets l’équipe en route, mais il faut qu’ils me laissent deux matchs.
À ce moment-là apparurent les qualités qu’un effectif uni se doit d’avoir. Les joueurs soutenaient leur entraîneur comme s’ils le connaissaient depuis toujours. Berizzo, Franco, Pochettino, Gamboa et les plus jeunes donnaient tout pour Bielsa. Mais le soutien des joueurs plus expérimentés qu’étaient Scoponi, Llop et Martino fut plus fort encore. « Nous faisons partie de ceux qui pensent que si l’entraîneur est bon, nous aussi, nous le sommes, et réciproquement. On voyait Marcelo comme quelqu’un qui venait proposer un style de jeu et de travail, et même s’il était différent de tout ce que l’on avait connu, on le soutenait inconditionnellement », se souvient Tata.
Martino avait connu Bielsa à l’époque de Yudica. Dans le vestiaire, il avait l’habitude de voir les nombreuses flèches que « El Loco » dessinait sur le tableau : cela attirait l’attention. Cependant, le premier contact entre les deux hommes se produisit sur un plateau de télévision, durant le Mondial italien de 1990. Le joueur commentait les matchs et l’entraîneur était invité pour parler de ses premières impressions, en tant qu’entraîneur du Newell’s. C’était un lundi soir de juin, sur la troisième chaîne de Rosario. « Je me rappelle que nous avons parlé de foot et qu’à la fin, j’ai pensé que ce ne serait pas facile pour moi de jouer dans l’équipe qu’il avait en tête, car la pression m’obligerait à faire d’énormes efforts. Et cela m’a aidé à me préparer à ce qu’on allait me demander. »
Pour Scoponi, rien ne changea brutalement, étant données les spécificités de son poste. Llop, lui, pouvait évoluer à plusieurs postes et sa versatilité était idéale pour la stratégie de Bielsa. Mais ce n’était pas le cas pour Martino. Idole absolu des supporteurs, son style de jeu très fin, très apprécié par la hinchada (la foule des supporteurs), l’avait transformé en enfant gâté du club. Généreux et professionnel, il s’adapta néanmoins au nouveau plan de jeu et fut l’un des piliers du groupe. En outre, il fit des progrès considérables sur le plan physique et ajouta à sa technique raffinée une dose de sacrifice. Entre Martino et Bielsa, les efforts étaient réciproques et le joueur y mettait du sien. « Je remarquais qu’il voulait que je m’adapte et que je retrouve ma place dans l’équipe. On était plus près de la fin que du début. Ce que proposait Bielsa était différent, et même si au début les résultats n’étaient pas au rendez-vous, on se sentait bien sur le terrain. »
« Rosario Central et Newell’s s’apprêtaient à disputer un match à part. LE match. »
Dans ce contexte, le déplacement à Santa Fe pour le match de la quatrième journée face à l’Union fut une dure épreuve. Lors de cette rencontre, on commença à se rendre de ce qui deviendrait peu à peu l’une des principales caractéristiques de l’entraîneur : sa capacité à s’en sortir dans les moments critiques en tirant des leçons pour l’avenir. Suite à la défaite face à Huracan, Bielsa fit plusieurs changements. Il démarra avec Scoponi ; Saldaña, Gamboa, Pochettino, Berizzo ; Martino, Llop, France ; Zamora, Boldrini et Ruffini. Exerçant un fort pressing, ce Newell’s très offensif domina le match et fut récompensé en fin de partie. Zamora avait donné l’avantage à l’équipe de Rosario et Victor Ramos, ancienne gloire ñulista (du Newell’s) et buteur historique, égalisa sur penalty. Cependant, l’équipe de Bielsa retrouva le sourire en toute fin de match. Adrian Taffarel et Miguel Fullana, qui remplacèrent Boldrini et Martino, permirent à l’équipe leprosa de mieux respirer en inscrivant deux buts à la 88e et 90e minutes.
Outre le soulagement, cette victoire charnière fut déterminante pour le choix du onze type de la saison. L’équipe titulaire à Santa Fe se maintint jusqu’à la fin du championnat et la reconduite de ces joueurs s’avéra fondamentale pour atteindre le fonctionnement idéal. À ce triomphe s’ajoutèrent les victoires d’un but face à l’Independiente et une grande performance contre le Chaco For Ever. Cette rencontre fut marquée par une chaleur accablante et des rafales de vent qui n’empêchèrent pas la victoire cinq buts à un.
L’équipe et la stratégie de jeu étaient enfin établies, en témoignaient ces trois victoires successives. Néanmoins, la défaite à domicile contre le River Plate, grand favori au titre qui fit valoir son statut, mit un frein à la série. Au bout de sept journées, l’équipe de Bielsa avait ramassé neuf points, fruits de quatre victoires, deux nuls et une défaite. Le bilan était satisfaisant mais l’équipe était attendue au tournant.
Le calendrier réservait une rencontre très spécial pour la huitième journée au Gigante de Arroyito. Rosario Central et Newell’s s’apprêtaient à disputer un match à part. Le match.
Les clasicos
La pluie vint se joindre à la fête. À l’annonce de l’annulation du clasico face au Rosario Central, la déception fut générale. Qu’à cela ne tienne, le repos du dimanche après-midi, lui, fut maintenu, et tous les joueurs regagnèrent leurs chambres. Fernando Gamboa partageait sa chambre du Lycée de Funes avec Eduardo Berizzo et l’anxiété était son pire ennemi au moment de la sieste.
— Qu’est-ce qu’il y a mec, tu n’arrives pas dormir ?
— Non, j’y arrive pas. En plus, si je fais la sieste, je dors pas ce soir. Je vais dans le couloir.
Le jeune défenseur quitta son lit et s’assit devant une des consoles du couloir pour faire passer le temps, rompant le silence de l’endroit. Soudain, la porte de la chambre de l’entraîneur s’ouvrit. Bielsa traversa le couloir, s’assit devant Gamboa, qui continuait à jouer à Pacman, et lui demanda :
— Comment tu te sens ? T’as envie de jouer ?
— Je meurs d’envie de jouer, coach !
— Je peux te poser une question ?
Gamboa ne quittait pas les yeux de l’écran, ce qui commençait à ennuyer Bielsa.
— Je peux te poser une question ou pas ?
— Bien sûr, coach, dites-moi !
— Oh ! Arrête le jeu et regarde moi, ordonna-t-il.
Gamboa s’exécuta.
— Dis-moi Fernando, qu’est-ce que tu donnerais pour gagner le match de demain ?
— Tout, coach ! Vous me connaissez bien…
— Mais qu’est-ce que ça veut dire, tout ?
— Ben, si je dois me jeter la tête la première, je le fais. Pour moi demain, c’est la vie ou la mort, c’est aussi simple que ça.
— Non ! Tu dois en faire plus ! Garde en tête que tu dois en faire plus que ça !
— Plus ? J ne comprends pas.
— Plus ! Tu dois en faire plus !
La mauvaise réponse de Gamboa faisait monter sa colère.
— Mais coach, plus que ça ? Mettre la tête, jouer chaque ballon comme si c’était le dernier, apporter du soutien à l’équipe, bien travailler la balle à partir de la défense…
— Non, c’est pas ça que je te demande. Tu ne me comprends pas !
— Ben, je sais pas, dites-le moi, vous.
— Pour te donner une image : nous avons cinq doigts à chaque main. Par contre, si on me promet qu’on gagne le clasico, je m’en coupe un !
— Mais coach, comment vous voulez que je fasse ça ? Comment vous voulez qu’on se coupe un doigt ?
— Je sais. Je viens à peine d’en parler à la maison et ma femme m’a dit la même chose. Mais peu importe, je te dis que je me coupe un doigt.
— Mais coach, quand on gagnera cinq clasicos on n’aura plus de main.
— Et merde, je vois que tu ne comprends que dalle de ce que je viens de dire !
Bielsa se mit debout, fit demi-tour et s’en alla. Le jeune défenseur resta abasourdi, commençant enfin à comprendre ce qu’un match contre le rival historique de Rosario signifiait pour son entraîneur. Chaque clasico était une finale et la semaine d’avant-match permettait d’en mesurer l’enjeu.
Le stade du Rosario Central, le Gigante de Arroyito, était plein à craquer. Le canalla arrivait sur la pelouse en tant que premier du championnat. Newell’s revenait d’une défaite contre le River. Pour Bielsa et ses hommes, c’était un choc décisif. « Sa causerie fut une merveille. Avec tout ce qu’il a nous dit et les informations que nous avions, nous n’avions en aucun cas le droit de perdre », se souvient Dario Franco.
Pendant l’échauffement, les garçons étaient remontés à bloc. Les mots de l’entraîneur avaient touché chacun des joueurs. La gloire, les familles, la tradition ñulista et tous ces thèmes viscéraux furent mis en relief lors de ces quelques minutes durant lesquelles l’art oratoire et l’émotion de Bielsa se montrèrent transcendantes.
La rencontre fut inoubliable. En plus d’être leader, le Central était aussi invaincu. Cependant, le Newell’s offrit une performance pleine de caractère basée sur le pressing et le jeu en mouvement pour finir par s’imposer quatre buts à trois. Etant donnés l’enjeu et l’importance du match, ce fut leur meilleur prestation de tout le championnat. L’écart aurait pu être plus large et la domination fut parfois écrasante. Les buts de Gamboa de la tête, suite à l’une des nombreuses combinaisons sur coup de pied arrêté préparées à l’entraînement, et de Zamora, après une belle passe de Ruffini, donnèrent l’avantage au Newell’s avant la mi-temps. Avantage qui ne fut minimum qu’à cause du coup franc inscrit par Bisconti.
« Battre le Rosario n’était pas seulement un plaisir, c’était une obligation. »
Au début de l’étape finale, Ruffini élargit à nouveau le score tandis que Saez et Bisconti, sur deux occasions, ajoutèrent à un résultat toutefois trompeur. On reconnut à l’unanimité la supériorité écrasante des Rouge et Noir, qui privèrent d’abord leurs rivaux du ballon avant de faire preuve de dynamisme et d’efficacité en attaque. Franco, Zamora et Ruffini furent les artisans d’une victoire qui changea le cours du championnat. Beaucoup virent dans ce match la naissance d’un futur champion, et bien que l’on considérât River Plate comme le grand favori, l’équipe de Rosario commençait à mettre en œuvre les principes fondamentaux du style que prônait Marcelo Bielsa.
« Aucun titre ne vaut une victoire en clasico. Je renonce à toute consécration en échange d’une victoire contre le Rosario, même si nous les battons un demi but à zéro », répétait Bielsa du haut de sa passion rouge et noire.
Si certains avaient encore des doutes sur ses capacités, cette victoire consolida son maintien en tant qu’entraîneur du Newell’s. Battre le Rosario n’était pas seulement un plaisir, c’était une obligation. C’est pourquoi, même si peu de personnes le savaient, il savoura la victoire avec ses proches en partageant avec eux la prime obtenue.