Romanciers, poètes, dessinateurs : quarante-huit auteurs argentins sont invités cette année par le Salon du livre de Paris. L'occasion, pour les lecteurs français, de prendre la mesure de la vivacité de cette littérature en plein renouvellement, qui compte parmi les plus intéressantes dans la sphère hispanophone contemporaine. Nombre d'éditeurs hexagonaux la suivent d'ailleurs avec une attention particulière et piochent dans le vivier de jeunes auteurs d'aujourd'hui, impressionnés par leur liberté de ton. « Il y a une énergie particulière dans cette littérature », constate ainsi Christophe Sedierta, patron des éditions La Dernière Goutte, qui publie sept auteurs argentins dont Gabriel Báñez, Alejandro Maciel et Diego Paszkowski, l'auteur de Thèse sur un homicide, petit phénomène éditorial en Argentine. « J'aime leur façon particulière de sonder le passé et de le lier au présent, leur vision acérée des rapports humains, sociaux, économiques, politiques. Il y a souvent une écriture acide, décalée, exubérante, très libre. »
Après la génération des Rodolfo Walsh (1927), Tomás Eloy Martínez (1934), Juan José Saer (1937), Rodolfo Fogwill ou Ricardo Piglia (nés tous deux en 1941), après celle des Sergio Chejfec (1956) et Rodrigo Fresán (1963), une nouvelle vague d'écrivains nés dans les années 1970 et 1980 s'installe aujourd'hui, assez libérée par rapports aux maîtres des décennies précédentes et largement imprégnée de culture pop, ce qui l'ancre dans la modernité. Pola Oloixarac n'a ainsi pas échappé à la comparaison avec Houellebecq lorsqu'elle a publié son premier roman, Les Théories sauvages ; on pourrait dire la même chose d'Oliverio Coelho, né comme elle en 1977 et sélectionné par la revue Granta parmi les espoirs des lettres hispaniques, ou de Leandro Ávalos Blacha, né en 1980, qui a fait sensation en 2007 avec Berazachussetts, premier roman inclassable à cheval sur le polar, la parodie gore et la comédie, bourré d'influences cinéphiliques et d'humour noir. Irene Meyer, Franco-Argentine et passeuse de textes pour La Dernière Goutte, le constate : « La jeune génération est foisonnante et pleine de force. Il y a chez elle une incroyable énergie et un profond désir de "dire". Souvent, aussi, de "dire" d'une manière non conventionnelle, ce qui la rend parfois difficile à traduire. » Même constat du côté d'Estelle Durand et Claire Duvivier, des éditions Asphalte, spécialisées dans les littératures urbaines, qui font connaître en France de jeunes auteurs comme Félix Bruzzone ou Leonardo Oyola. « Les auteurs de la nouvelle génération (Blacha, Oyola, Bruzzone) ne craignent pas le mélange des genres et piochent allègrement dans le cinéma, la telenovela, le rock, le pulp. » Cette énergie se reflète dans un paysage éditorial très actif, qui parvient à intéresser un large public à l'actualité littéraire. Beaucoup de nouveaux auteurs ont ainsi droit à leur tournée de rencontres et de lectures publiques à chaque parution, et l'année est ponctuée d'événements d'ampleur internationale comme le festival de littérature le Filba, qui tiendra cette année sa sixième édition et s'étend sur huit jours et deux villes, Buenos Aires et Santiago du Chili. Depuis trois ans, le Filba a également sa déclinaison pour la jeunesse, le Filbita, plus bref (trois jours, en septembre) mais couronné du même succès ; c'est aussi Buenos Aires qui accueille chaque année la Feria internacional del libro, le salon international du livre en espagnol, qui s'étale au printemps sur près de trois semaines. Autant de signes qui invitent à dépasser les clichés associés chez nous à l'Argentine et à sa culture, souvent réduite à une poignée de motifs (le gaucho, la pampa et Buenos Aires) et quelques noms, à commencer par celui de Borges, qui, pour beaucoup de lecteurs français, reste l'écrivain argentin par excellence, comme s'il résumait le génie littéraire du pays.
L'encombrant legs borgésien
N'y a-t-il cependant que du faux dans cette image d'Épinal ? Pas sûr Comme toutes les visions réductrices, le tropisme borgésien possède sa part de vérité. Le poids énorme de la figure de Borges dans l'imaginaire collectif est d'ailleurs en Argentine un sujet à part entière, presque un thème littéraire, et le questionnement sur la nécessité de s'affranchir de son ombre tutélaire donne lieu à un débat perpétuellement recommencé. « Y a-t-il une littérature argentine après Borges ? », s'interrogeait ainsi le Salon du livre en 2008. Deux ans plus tôt, à l'occasion du vingtième anniversaire de sa mort, le quotidien Página/12 avait organisé une série d'entretiens sur le même thème avec de jeunes écrivains comme Leónidas Lamborghini, Juan Martini ou Luis Gusmán. Une célèbre anecdote résume la centralité de ce surmoi borgésien chez les auteurs argentins : en 1963, sur le bateau qui le ramenait en Europe après vingt ans d'exil, Witold Gombrowicz aurait lancé aux écrivains argentins : « Tuez Borges. » La véracité de la phrase prête à caution, mais le conseil est entré dans la légende, et l'écrivain espagnol Antonio Bordón en a même tiré le titre de son recueil de nouvelles, Muchachos, maten a Borges (« Jeunes gens, tuez Borges »). Un débat récurrent chez les critiques consiste ainsi à se demander si le dépassement de cette référence est nécessaire, et si le fait d'appréhender chaque nouvelle génération à travers le prisme de son rapport à Borges ne risque pas de fausser le regard, ou de confiner au rabâchage.
L'influence borgésienne n'en demeure pas moins évidente dans l'imaginaire argentin d'aujourd'hui, et beaucoup pensent d'ailleurs que la littérature argentine trouve son véritable acte de naissance dans l'entre-deux-guerres, avec Borges et la revue Sur, que fonde Victoria Ocampo en 1931. « Même si la littérature argentine existait avant la création de Sur, rappelle le traducteur André Gabastou, c'est la revue qui l'impulse et lui permet de se développer. Elle cherche avant tout à créer une littérature américaine qui ne serait pas un avatar européen. » C'est donc à cette époque que se jouerait de manière décisive la question de la coupure entre la littérature espagnole et européenne et l'identité culturelle propre de l'Argentine, dont on a si souvent affirmé qu'elle était « un pays d'Europe perdu dans les antipodes », selon la belle expression de Charif Majdalani. Autant dire que la question du rapport à Borges ne se joue pas forcément sur le mode du conflit, ou en termes d'affranchissement.
Beaucoup de jeunes écrivains assument au contraire leur inscription dans la tradition borgésienne, soit en lui rendant hommage comme le fait splendidement Alan Pauls dans son essai Le Facteur Borges, soit en continuant la veine du fantastique argentin qu'il a symbolisée avec Silvina Ocampo, Juan José Hernández, J. R. Wilcock, Marco Denevi, Julio Cortázar ou Angel Bonomini, veine qui reste pour beaucoup de spécialistes le trait le plus distinctif de la littérature argentine, loin du baroque de José Lezama Lima ou du réalisme magique qu'on rencontre ailleurs en Amérique du Sud. « Je me reconnais fatalement dans cette tradition dont je me suis nourri », explique ainsi Eduardo Berti (1964), dont les magnifiques romans imprégnés de figures littéraires (Madame Wakefield, d'après Hawthorne, ou Tous les Funes, sur l'étrange récurrence des personnages nommés Funes chez Borges, Horacio Quiroga, Augusto Roa Bastos ou Adolfo Bioy Casares) font signe vers les mises en abyme chères à l'auteur de « La bibliothèque de Babel ». Les miniatures fantastiques de son recueil La Vie impossible, courtes nouvelles qui rappellent les « anecdotes » dont Borges parsemait les pages de la Revista multicolor de los Sábados, témoignent aussi de la place importante de la nouvelle en Argentine où, contrairement à la France, on ne la considère pas comme un format secondaire par rapport au roman-roi. Samanta Schweblin (1978) illustre cette tradition avec son recueil Des oiseaux plein la bouche, de même qu'Ana María Shua, qui rassemble dans La Saison des fantômes une centaine de récits très brefs, représentatifs de cette approche typiquement argentine de l'angoisse et de l'étrangeté.
Censure, répression et exils
Un autre élément fondamental dans l'imaginaire argentin moderne tient évidemment au souvenir de la dictature des années 1976-1983, avec la mise sous cloche de la liberté, les milliers de disparitions inexpliquées et la guerre des Malouines de 1982, qui apparaît notamment dans Los Pichiciegos de Rodolfo Fogwill (1983) et Las Islas, de Carlos Gamerro (1998). Cette époque a provoqué une sorte de reconfiguration physique du champ littéraire, nombre d'écrivains ayant été contraints de quitter le pays en raison des persécutions. Beaucoup ont alors rejoint l'Europe, et notamment la France : Luisa Futoransky, Alicia Dujovne Ortiz, ou encore Laura Alcoba, qui arrive à Paris en 1979, à l'âge de 11 ans. Aujourd'hui maître de conférences à l'université de Nanterre, elle reste marquée par cette expérience qui imprègne ses romans : Le Bleu des abeilles, où elle évoque sa correspondance avec son père prisonnier politique, ou Manèges, sur son enfance sous la dictature. L'engagement péroniste de ses parents lui a également inspiré Les Passagers de l'Anna C., où elle raconte le voyage de jeunes militants Argentins partis rejoindre Che Guevara à Cuba. Par contrecoup, l'expérience de l'exil est devenue un thème majeur dans le roman argentin contemporain, comme en témoignent notamment les livres de Mempo Giardinelli (La revolución en bicicleta) ou Tununa Mercado (Mémoire argentine).
Plus profondément, la dictature a aussi influencé l'activité littéraire elle-même, le style et la forme. Les auteurs restés au pays n'ont pas eu d'autre choix, pour conserver leur liberté, que de jouer la carte du cryptage, avec des modes d'écriture obliques susceptibles de tromper la censure. Ces stratégies littéraires nouvelles ont donné lieu à quelques-uns des plus célèbres romans argentins modernes, comme Quartiers d'hiver d'Osvaldo Soriano, Le Baiser de la femme-araignée de Manuel Puig et Respiration artificielle de Ricardo Piglia (1980), souvent considéré comme l'un des chefs-d'oeuvre de la littérature argentine d'aujourd'hui. Trois décennies après, le souvenir des années noires plane toujours sur la littérature, mais sur un mode nouveau : l'enjeu pour les auteurs actuels n'est plus de contourner la répression mais d'affronter la barbarie et les mécanismes de l'oppression, avec un questionnement qui n'est pas sans rappeler celui de la littérature concentrationnaire en Europe, autour des thèmes du bourreau et de la mécanique dictatoriale. Le Conscrit de Martin Kohan (2002) est exemplaire de cette approche, avec la narration à la première personne d'un soldat qui, en 1978, se met froidement au service des ordres les plus abjects. Luis Gusmán creuse la même question dans Villa (1995), tandis que Patricio Pron s'interroge dans L'Esprit de mes pères sur la culpabilité de la jeune génération, comme s'il était impossible pour les fils de ne pas se sentir concernés par les crimes des pères. De même, les « disparus », ces milliers de citoyens arrêtés à partir de 1976 (la Commission nationale sur les disparus, présidée par Ernesto Sábato à partir de 1984, a évalué leur nombre à 30 000), hantent de nombreuses fictions, à l'image des Enfants disparaissent de Gabriel Báez, sous la forme d'une fable décalée, ou de Luz ou le Temps sauvage d'Elsa Osorio, sur la question des enfants volés. « Le souvenir de la dictature militaire ne s'effacera pas de sitôt, constate Irene Meyer. Elle continue de tenir une place majeure dans l'imaginaire littéraire. » L'attention aux fantômes du passé se lit aussi à travers l'intérêt des nouveaux auteurs pour les complaisances du pays à l'égard des anciens nazis, thème du roman de Lucía Puenzo (1976), Wakolda, sur la paisible retraite de Joseph Mengele en Patagonie, dont elle a tiré un film.
Laboratoire de l'ultralibéralisme
Aujourd'hui, le thème de la dictature s'étend à une interrogation plus générale sur les techniques de contrôle des individus et la liberté humaine, à l'ère du capitalisme et de la société du spectacle. Les romans de Sergio Bizzio (Rage, La Réalité, Borgestein) sont significatifs de ces réflexions, de même que les dystopies kafkaïennes d'Oliverio Coelho (Borneo) ou l'univers glaçant de Guillermo Saccomanno dans L'Employé, roman dans lequel on découvre un Buenos Aires en proie aux tueries quotidiennes, aux chiens clonés qui errent dans les rues et au travail déshumanisant. On retrouve là une réaction à la libéralisation forcée du pays menée depuis les années 1990, qui a débouché sur la grande crise de 2001 et a laissé une trace durable sur la scène politico-sociale. Beaucoup d'écrivains s'attaquent ainsi frontalement aux structures sociales du pays, vues comme le plus désastreux laboratoire du libéralisme économique en Amérique du Sud. La cupidité de l'oligarchie, l'influence du crime organisé, la servilité de la presse ou la situation des travailleurs pauvres sont ainsi durement critiquées par Sergio Chejfec (El Aire, 1992) ou Juan José Becerra (Miles de años, 2004), tandis que Claudia Piñeiro se penche sur ce symbole de la ségrégation sociale que sont les zones protégées pour résidents riches, comme aux États-Unis (Les Veuves du jeudi).
Les fossés entre classes sociales sont mis en scène par Lucía Puenzo dans L'Enfant poisson, qui raconte la relation entre une intellectuelle de la bourgeoisie et une immigrée paraguayenne ; Alicia Dujovne Ortiz, quant à elle, opte pour le reportage avec Chronique des ordures, une plongée dans le monde sordide des cartoneros de Buenos Aires, ces laissés-pour-compte qui fouillent les poubelles et décharges en périphérie de la ville.
Autant de textes qui témoignent d'une sensibilité aux excès des « ajustements structurels » imposés par le FMI, mais aussi à la déliquescence des rapports sociaux, la réification de l'homme et la marchandisation généralisée des années 2000. Cette critique a d'ailleurs eu des répercussions proprement littéraires : en 2004, le romancier Damián Tabarovsky, auteur d'Autobiographie médicale, publiait Literatura de izquierda (« Littérature de gauche »), un essai dans lequel il dénonçait la prétention des écrivains argentins de s'emparer de ces enjeux sans renouveler leur écriture, voire en se soumettant aux diktats de la mode et du commerce. « Je parle de ces auteurs politiquement à gauche, mais dont les livres sont formellement conservateurs, pédagogiques, réalistes au sens le plus banal, déclarait-il en 2010 à Chronic'art. Dans le cas argentin, ce sont les victimes de la dictature, engagées pour la liberté et les droits de l'homme, qui se félicitent qu'on vende leurs livres en usant des mêmes campagnes publicitaires que pour la lessive ou les ordinateurs. »
Une autre controverse a éclaté à la même époque dans la revue culturelle Ñ, supplément hebdomadaire du Clarín, au sujet de l'hermétisme supposé de la littérature argentine, par opposition aux romans « faciles » qui s'exportent bien en Espagne et dans le monde. D'un côté, le romancier Gonzalo Garcés s'inquiétait de la préférence argentine pour l'avant-gardisme et les jeux formels ; de l'autre, Martín Kohan se désolait du succès à l'étranger d'auteurs selon lui peu aventureux, comme Guillermo Martínez (dont le polar oxfordien, Mathématique du crime, a été adapté au cinéma), Federico Andahazi ou Pablo De Santis. (Ce dernier, non sans esprit, avait répliqué que « tout change dans le monde, sauf les écrivains d'avant-garde ».) Faut-il voir dans cette controverse un écho lointain de la célèbre opposition des années 1930 entre Borges et Arlt, Florida et Boedo ? Esthétisme aristocratique contre réalisme social, l'art pour l'art et l'art engagé : ces vieux thèmes réactivés au fil des époques dépassent la sphère littéraire argentine et rejoignent nos polémiques hexagonales. Signe parmi d'autres que, au-delà des contextes et de l'histoire locale, les grandes questions littéraires ont toujours une dimension universelle. Autre manière de dire, si l'on veut, que nous sommes tous des Argentins.