Les chutes d’Iguazú, ou la surabondance des eaux

I

l faisait déjà chaud à Buenos Aires en cette fin décembre, mais à l'arrivée à Puerto Iguazú, point de frontière entre l'Argentine et le Brésil tout proche du Paraguay, la température dépasse les 33 degrés. Une chaleur humide, une moiteur de serre chaude. Le temps que je sorte de l'aéroport et que j'atteigne un taxi, je suis en sueur. Ce type de climat me convient. Je me sens bien.

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Je me sens encore mieux lorsque la voiture s'engage dans le Parc national, à l'intérieur duquel se situent les chutes. Il y a eu de l'orage. Le ciel se partage entre le gris sombre des nuages et le rouge des rayons du soleil couchant. Une heure idéale pour rouler sur cette route étroite et vide découpée à même l'incernable et proliférante matière de la forêt amazonienne, cet entrelacs inextricable d'arbres de toutes tailles, de buissons, de lianes, de fougères, de fleurs rampantes, grimpantes, parvenant à triompher parfois, très haut sur le sommet d'un palmier ou d'un figuier géant. Fouillis d'ombre. Étagements de verts et de nappes de lumière.

J'aperçois un panneau : « Risque de croisement d'animaux ». J'interroge le chauffeur, je distingue le mot « tigre » dans la liste des rencontres possibles… Dans ma chambre d'hôtel, je suis frappée par la recommandation : « Ne laissez pas votre fenêtre ouverte en sortant afin d'éviter l'invasion de singes ». C'est la nuit, un bloc de ténèbres tombé soudainement. En m'endormant, j'ai de vagues images d'un sabbat d'animaux sauvages, d'oiseaux fantastiques en train de vivre leur vie, de l'autre côté de ma fenêtre bien fermée.

À propos de la cascade du Staubbach, à Lauterbrunnen (« le fleuve de poussière de source limpide »), l'écrivain Jorge Luis Borges écrit : « … de loin j'entendis la grande rumeur de l'eau verticale et pesante qui se précipite de très haut dans un puits de pierre qu'elle continue de creuser et d'approfondir depuis le commencement des temps ». Le spectacle de cette eau verticale, pesante et sonore est certainement impressionnant en ce lieu de la Suisse (en tout cas, selon les lois de l'exotisme qui nous font toujours préférer l'ailleurs, elle fascine l'Argentin Borges), mais, à Iguazú, où ce spectacle se déroule dans un amphithéâtre naturel d'à peu près 3 kilomètres et se distribue en 275 cascades, il est véritablement sidérant.

Il commence par une rumeur, en effet. On est dans un bruit d'eau perpétuel. La proximité avec cette violence, cette surabondance, ce jaillissement intarissable (les cascades déversent 6 millions de litres par seconde), la vision d'un fracas d'écume rebondissant en nuage au-dessus des chutes, communiquent la sensation d'une toute-puissance, d'une pure énergie cosmique, l'exaltation de toucher à la naissance du monde.

Plusieurs chemins ont été tracés qui mènent, sur différents niveaux, à proximité des chutes. Celui qui conduit à la plus haute des cascades, à la plus profonde, la gorge du Diable, gola del Diavolo, est particulièrement impressionnant. Au fur et à mesure que l'on se rapproche de la gorge du Diable, on pénètre dans un bain de vapeur d'eau irisée d'arcs-en-ciel, dans un nuage de fines gouttelettes s'élevant d'un bouillonnement sans fond. Sur le pont métallique tendu au-dessus de l'abîme des enfants, des jeunes gens tournent sur eux-mêmes, bras levés, le visage offert à la vaporisation. Ils crient d'étonnement, d'excitation, et de peur. Je m'éloigne de l'Origine, complètement trempée, les cheveux dégoulinants.

Plus tard, du côté brésilien, j'apprends qu'Iguazú, ou Iguassu, veut dire « grandes eaux ». Je ne peux m'empêcher de penser aux grandes eaux du château de Versailles, aux prouesses techniques des ingénieurs, aux dépenses folles de Louis XIV en argent comme en hommes pour parvenir à alimenter son jardin, miroir de sa gloire. Une entreprise si fragile que, dès que Louis XIV et ses invités étaient passés devant une fontaine et avaient tourné le dos à son jaillissement, la consigne aux jardiniers était de couper l'eau aussitôt !

Ce volontarisme, ce désir de contrôle, ce souci d'un ordre géométrique, d'une clarté conquise contre la nature, sont caractéristiques du Roi-Soleil mais aussi de l'esprit classique. Il est sûr qu'ici le classicisme en prend un coup, me dis-je, en me laissant glisser dans la piscine, mon cocktail posé à côté de deux sympathiques Poupées-Pères Noël en pull-over rouge. Ce sont le débordement, l'excès, l'absence de mesure et de limite, la dissolution à l'infini, le baroque, qui s'imposent et vous emportent.

Samedi prochain, la chronique de Philippe Dessertine

chantal thomas

romancière

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