Lucia Puenzo est née en Argentine, en 1976, au tout début de la période de dictature du sinistre général Videla et de ses non moins sinistres amis généraux de la junte qui ont plongé le pays dans l’horreur et la répression. Elle est la fille du cinéaste Luis Puenzo. C’est sans doute parce qu’elle a grandi dans un tel environnement que Lucia est devenue romancière puis cinéaste, elle aussi. Elle a adapté elle-même à l’écran son troisième roman, Wakolda, pour en faire son quatrième long métrage, Le médecin de famille, un authentique chef-d’œuvre de cette année 2013 qu’il faut aller voir et dont il faut parler, au moment où la barbarie ressurgit et, avec elle, les relents de la haine qui ont conduit à la Shoa.
Mais la dictature des généraux n’est pas le sujet abordé dans Le médecin de famille, c’est de l’histoire de l’Argentine et de toute l’Amérique du Sud au lendemain de la seconde guerre mondiale dont il est question ici. Nous sommes dans les années 1960 et le cadre, absolument somptueux — paradoxe souligné par l’auteure entre la paix des montagnes et les véritables monstres qui peuplent les lieux — de San Carlos de Bariloche, surnommée « la Suisse argentine », au pied de la Cordillère des Andes, à la frontière avec le Chili, dans ce qui est nommé le Grand Sud, c’est-à-dire la Patagonie. San Carlos de Bariloche, qui borde le lac Nahuel Huapi, aussi vaste que le Léman, est une ville littéralement sortie de terre, en 1902, sous l’influence d’un Suisse — ce qui est une étrange coïncidence — Carlos Wiederhold. Car, à partir de la montée du nazisme, les dignitaires nazis vont commencer de véritables repérages qui vont conduire à la création, puis à l’installation d’une colonie allemande, après 1945. C’est là notamment que Eric Priebke, responsable du massacre des Grottes Ardéatines à Rome en 1944 — lire ici un précédent billet — vécut une paisible existence de notable à San Carlos, jusqu’à son extradition en 1995.
C’est également là que se sont réfugiés Aribert Heim, médecin nazi du camp de Mathausen, et Josef Mengele, médecin du camp d’Auschwitz, qui se livrèrent à d’abominables expérimentations sur des juifs, hommes, femmes et enfants, déportés dans ces deux enfers. Et justement, le film de Lucia Puenzo commence par un voyage en voiture jusqu’à Bariloche, à travers de splendides paysages et sur des routes qui ressemblent plutôt à des chemins de terre. Dans la première voiture une famille qui va reprendre un luxueux hôtel, propreté familiale tombée en désuétude, le père (interprété par le remarquable Diego Peretti), la mère (troublante Natalia Oreiro) qui emmènent leur fils (Alan Daicz) et leur fille (Florencia Bado) dans une pension allemande, où l’on chante en chœur et à pleins poumons l’hymne allemand. Dans la seconde voiture, un homme, que le père appelle Helmut et qu’il n’aime pas, médecin de son état, qui suit car il ne connaît pas la route jusqu’à Bariloche. Il s’agit de Josef Mengele (la ressemblance de l’acteur, Alex Brendemühl – qui, comme son nom ne l’indique pas, est catalan – avec Mengele est déconcertante) ce que cette petite famille ignore.
A l’exception, peut-être, de la mère qui est allemande et qui développe une certaine ambigüité et une dérangeante complicité avec le boucher d’Auschwitz, sans doute par ignorance, par nostalgie du pays natal et par angoisse, puisque sa fille ne grandit pas et qu’elle veut une aide médicale. L’intrigue du film va tourner essentiellement autour de l’intérêt malsain, destructeur et finalement horrible que Helmut va porter à Wakolda, la fille de douze ans qui en paraît huit, puis aux jumeaux qui vont naître. Outre le père de Wakolda, dont les doutes sérieux, non pas sur la véritable identité d’Helmut mais sur ses activités, vont croître au cours de l’intrigue, un autre personnage va savoir tout de suite qu’il s’agit de Mengele. C’est la photographe de la pension, personnage interprété par le très belle Elena Roger, que l’ensemble des nazis réfugiés dans ces montagnes croient argentine, mais qui est un agent du Mossad et qui va être frustrée car, alors qu’elle a envoyé des preuves concrètes, sa hiérarchie lui répond brutalement : Eichmann d’abord (dont on apprend l’arrestation sur les écrans en noir et blanc de la télé argentine), Mengele ensuite.
Hélas pour la morale et pour l’intrigue, non seulement Mengele, repéré, va réussir à s’enfuir en hydravion jusqu’au Paraguay, gouverné à l’époque par le très pro-nazi Stroesner, mais la photographe démasquée ne survivra pas. En sortant de ce film, mené tambour battant avec suspense et talent, le spectateur tire plusieurs conclusions amères. Tout d’abord, les Etats-Unis, si efficaces dans l’art de défendre la liberté et la démocratie en 1944, ont étrangement fermé les yeux sur l’installation des nazis en Amérique du Sud, continent sur lequel ils ont systématiquement détruit les démocraties légitimement élues pour les remplacer par des dictatures à leur solde. On ne saurait oublier, à cet égard, que Henry Kissinger a obtenu le prix Nobel de la paix l’année – 1973 – où il a organisé la chute de Salvador Allende et l’intronisation de Pinochet. Ensuite, on ne peut que regretter qu’un film aussi pédagogique soit sorti en plein mois d’août en France, pour n’être finalement distribué en province que dans une discrétion qui frise l’anonymat, alors que les grosses productions manichéennes qui viennent précisément d’Amérique, mais du Nord, exercent une autre forme de dictature. Enfin, nombre de critiques de cinéma n’ont d’yeux que pour ces mêmes grosses productions pour rivaliser de snobisme dans l’invention d’un nouveau langage pour chanter les louanges de navets intersidéraux (cf Gravity par exemple) où une génération de Kens ® et de Barbies ® devrait, en toute décence, se limiter à la publicité. Amis abonnés, allez voir ce film et emmenez vos enfants et vos petits-enfants ! C’est de la liberté et de la démocratie dont il s’agit !
Romans de Lucia Puenzo :
- L'enfant poisson [« El niño pez »], Paris, Éditions Stock, coll. « La Cosmopolite », 2010, 216 p. (ISBN 978-2234063402) Traduit de l'espagnol par Anne Plantagenet
- La Malédiction de Jacinta [« La maldición de Jacinta Pichimahuida »], Paris, Éditions Stock, coll. « La Cosmopolite », 2011, 320 p. (ISBN 978-2234064232) Traduit de l'espagnol par Anne Plantagenet
Wakolda, Paris, Éditions Stock, coll. « La Cosmopolite », 2013, 232 p. (ISBN 978-2234071834) Traduit de l'espagnol par Anne Plantagenet
Films de Lucia Puenzo :
Los Invisibles, 2005.
XXY, 2007.
El niño pez, 2009.
Le médecin de famille (Wakolda), 2013.
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