Le Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles tisse avec maestria le réel à …

De Frie Leysen, sa fondatrice, à Christophe Slagmuylder, son directeur actuel, cela fait vingt ans que le Kunstenfestivaldesarts se distingue par la qualité de sa programmation. Véritable tête chercheuse dans le domaine des arts vivants, ce festival propose essentiellement des créations, coproduites pour la plupart. On est loin du catalogue à quoi se résument tant d’autres festivals et c’est, bien sûr, ce qui en fait la singularité et l’excellence.

Le temps que nous partageons est le beau titre du livre édité par le Kunsten à l’occasion de ses vingt ans et il résume parfaitement l’enjeu et le moteur de ce qui l’anime : “(Son) histoire est devenue un prisme à travers lequel nous avons tenté de créer une perspective à la fois sur les arts et sur le monde, et les imbrications réciproques qui font que l’un fait toujours partie de l’autre, et vice versa.” Composé de trois actes et deux interludes, il décline, sous formes d’interventions et de contributions des artistes qui ont jalonné son parcours, trois axes de réflexions : l’histoire, la scène et la société.  Et comme le Kunsten conjugue depuis toujours accompagnement et fidélité aux artistes avec la découverte de nouveaux talents, ce livre éclaire brillamment les spectacles de l’édition 2015.

Ainsi du focus sur l’Argentine qui réunit les créations de Federico Leon et de Mariano Pensotti ou le projet de Milo Rau, de l’International Institute of Political Murder. Leur dénominateur commun correspond à l’acte I du livre : L’histoire est faite d’histoires – fiction et réalité, dans lequel chacun est représenté. Mais, du rire provoqué par Las Ideas de Federico Leon, à la fantaisie distillée par Cuando vuelva a casa voy a ser otro de Mariano Pensotti, en passant par la gravité et l’intensité émotionnelle dégagée par The Dark Ages de Milo Rau, si les thèmes sont communs, leurs propositions diffèrent radicalement.

Fabriquer du réel

Profondément jubilatoire, Las ideas de Federico Leon entraîne le spectateur à partager in situ le processus de création du spectacle qui se trame sous ses yeux. Soit deux amis, Federico Leon et Julian Tello, discutant sur une table de ping-pong où trône un ordinateur et autres accessoires et “se soumettant à des épreuves par lesquelles ils cherchent à déterminer ce que devrait être le réel dans une pièce, ou ce qu’il est nécessaire de générer afin que la pièce paraisse réelle“.  Comment fabriquer du réel qui ait l’air vrai ? Ne vaut-il pas mieux utiliser du vrai whisky ou fumer vraiment de l’herbe plutôt que de les remplacer par du thé ou de l’eucalyptus ? En quoi le faux peut-il se substituer au vrai et pourquoi ? Certes, jouer en étant défoncé modifie le jeu. Mais si l’on doit jouer la défonce, pourquoi ne pas l’être tout simplement ? Mais alors, comment maîtriser le jeu ? L’authenticité est-elle garante de la véracité ? Evidemment, on peut aussi mixer les deux et combiner fiction et réalité. Par exemple, fabriquer une bouteille qui contienne 70% de thé et 30% de whisky…

Questionnement redoublé par la présence de l’ordinateur, troisième larron de Las Ideas, outil et acteur en puissance. Outil de falsification pour commencer, avec le film  réalisé par l’un des protagonistes autour d’une jeune femme trisomique qui déguise des animaux en animaux : une tortue déguisée en crabe, un chien déguisé en agneau… Première hypothèse : si on charge le film sur YouTube, la fiction deviendra réalité, car elle existera en étant vue. De même qu’en se filmant pendant qu’ils élaborent et expérimentent des actions et en projetant ces images, ils donnent une matérialité au processus de création et en font sa matière, sous forme de mise en abyme aux reflets infinis, ad nauseam : “Lui : Bon, et maintenant nous sommes en train de visionner des images dans lesquelles on nous voit nous en train de visionner d’autres images. Et en même temps, nous sommes en train de filmer le tout. Qu’est-ce que ça donnerait ? ça me donne la nausée.”

In fine, un processus de création est comme un tamis qui ne garde qu’une partie de tous les essais et tentatives qui préludent à son élaboration. Et s’il s’avère difficile d’en rendre compte scéniquement, l’ordinateur, lui, possède un outil exemplaire pour en faire la démonstration : la poubelle. Mis à contribution, l’ordinateur offre un final étourdissant à Las Ideas, sous la forme d’un rêve dans lequel il combine et modifie tous les éléments du spectacle. L’émancipation de la machine  est alors à la fois le gage et le gag ultime d’un spectacle qui nous rappelle qu’au théâtre, seule l’illusion est réelle.  Et qu’à cette condition, on peut tout lui demander.

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Histoire intime et Histoire avec un grand H

Avec Mariano Pensotti, fiction et réalité sont également au cœur de son spectacle, Cuando vuelva a casa voy a ser otro (“Lorsque je rentrerai à la maison, je serai autre”). Non pas opposées mais inextricablement liées, elles forment le motif de ce qu’on nomme identité. “Au fil des années, on devient le double de soi-même, avertit Mariano Pensotti. Un double qui est fréquemment le reflet d’une personne qui s’est construite selon un mythe qui n’existe plus.”

Son spectacle s’inspire d’un fait réel qui mêle histoire intime et Histoire avec un grand H. “ A la fin des années 70, mon père militait pour la révolution et, lorsque la dictature s’est instaurée en Argentine, il a décidé de cacher une série d’objets compromettants (photos, livres, lettres de camarades) au cas où les militaires viendraient perquisitionner notre maison, ce qui a d’ailleurs eu lieu.” Enterrés dans le jardin familial, ces objets disparaissent pendant 40 ans. Jusqu’au jour où les nouveaux propriétaires creusent une piscine, retrouvent le sac et le font parvenir à son père : “Il s’est alors retrouvé en possession d’une capsule temporelle renfermant les traces de quelqu’un qu’il avait été et qu’il n’est plus.

L’indice de cette transformation, c’est un objet qui ne ranime aucun souvenir, dont son père ne sait ce qu’il fait au milieu des autres et qui, à la façon d’une enquête policière, sert de fil conducteur à la narration du spectacle. Intriqué aux parcours des personnages de fiction – un metteur en scène, faux double de Mariano Pensotti, confronté à un imposteur qui usurpe son identité de créateur, à sa femme, sa maîtresse, son père, ses collaborateurs et leurs rêves piétinés  ou métamorphosés par la vie –, le réel fournit la trame de chacun des tableaux, présentés et scénographiés comme un musée archéologique qui met en scène les éléments du passé.
Une esthétique désuète, inspirée par un musée archéologique de Patagonie  visité, enfant, par Mariano Pensotti – panoramas mobiles de paysages et d’animaux retraçant la diversité des paysages et des époques en un fondu enchaîné surréaliste, tapis roulants où défilent des objets, reconstitution de scènes de la vie quotidienne –  qui permet au spectacle de relier des situations a priori déconnectées entre elles, mais qui participent du même puzzle narratif.

Construit comme un roman en plusieurs chapitres, Cuando vuelva a casa voy a ser otro creuse avec humour les implications du postulat énoncé par l’un des personnages : “L’identité, ce n’est pas être soi-même, c’est imiter quelqu’un.” S’il faut autant d’humour que d’humilité pour l’accepter, cela constitue aussi le ressort grâce auquel on s’invente constamment, échappant au carcan des déterminismes, avec, pour prix à payer, la conscience que “l’identité est en transformation permanente et, en nous tous, il existe une tension fascinante entre la pulsion et le désir d’être autre, la tragédie de n’être qu’un et, en contrepoint, l’angoisse de cesser d’être ce que nous sommes.”

THE DARK AGES Ein Projekt von Milo Rau Uraufführung am 11. April 2015 im Marstall Mit Sanja Mitrović, Sudbin Musić, Vedrana Seksan, Valery Tscheplanowa, Manfred Zapatka Regie Milo Rau Bühne und Kostüm Anton Lukas Musik LaibachLicht Uwe Grünewald Video Marc Stephan Dramaturgie Sebastian Huber + Stefan Bläske unten v.l. Sudbin Musić, Sanja Mitrović, Vedrana Seksan, Manfred Zapatka, oben Vedrana Seksan (Projektion)

L’expérience du déracinement

Cette tension identitaire, on la retrouve, viscéralement et exemplairement, dans The Dark Ages de Milo Rau, deuxième volet de sa trilogie européenne, après The Civil Wars. Cinq acteurs, narrateurs de leur propre histoire, se partagent le plateau et une interrogation commune : sur quelles fondations l’Europe est-elle bâtie ? De par leur âge et leur origine, les protagonistes de The Dark Ages évoquent deux ruptures historiques  du siècle passé : la fin de la Deuxième Guerre mondiale (1945) et le massacre de Srebrenica (1995). Les archives, matériau de l’Histoire qui s’écrit, servent de décor aux prises de paroles, individuelles et fondées sur la mémoire d’événements vécus intimement. Autant de souvenirs qui dessinent en filigrane, outre la trajectoire de leurs vies, le mouvement de l’Histoire et les bouleversements qu’elle induit, provoque et répète sans fin en des temps et des lieux différents.

Sanja Mitrovic est née en Serbie, Sudbin Music en Bosnie, Vedrana Seksan à Sarajevo, en Serbie-Herzégovine, Valery Tscheplanowa en Russie et Manfred Zapatka en Allemagne. Tous en commun l’expérience du déracinement et/ou de la guerre. Mais chacun de leur récit est unique, chaque prise de parole nous confronte à cette singularité du théâtre que relève Hannah Harendt dans Condition de l’homme moderne :

“Le théâtre est l’art politique par excellence ; nulle part ailleurs la sphère politique de la vie humaine n’est transposée en art. De même, c’est le seul art qui ait pour unique sujet l’homme dans ses relations avec autrui.”

Assertion extraite du chapitre L’Action qui s’ouvre sur cette citation d’Isak Dinesen que l’on croirait écrite pour The Dark Ages : “Tous les chagrins sont supportables si on en fait un conte ou si on les raconte.

A l’exception de Sudbin Music, activiste des droits de l’homme après avoir subi la déportation en camp de concentration serbe dans les années 90 et la mort de ses proches, tous les autres sont acteurs “professionnels”. Mais cette distinction s’efface sur le plateau, tant les témoignages qui structurent The Dark Ages se font l’écho d’une préoccupation commune à l’Histoire et au théâtre, dont Shakespeare constitue la référence majeure : “Le ‘mal’ existe-t-il, et si oui, y a-t-il une justice s’il nous arrive quelque chose de mal ? Pendant les répétitions, c’était carrément inquiétant de voir comment des scènes de Hamlet de Shakespeare revenaient à nos acteurs, presque une à une, comme des souvenirs authentiques. (…) The Dark Ages est une pièce sur la condition d’apatride, sur une arrivée sans cesse retardée et finalement impossible dans la ‘nouvelle’ Europe, sur l’incapacité d’oublier.”

Ce faisant, Milo Rau fait du théâtre une arme contre les falsifications de l’Histoire, où la fiction se donne pour ce qu’elle est : un procédé narratif et scénique à même d’épauler et de soutenir l’acteur dans sa restitution du réel. Magistral.

Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles, jusqu’au 30 mai. www.kfda.be
Cuando vuelva a casa voy a ser otro, de Mariano Pensotti, du 18 au 25 juillet au Festival d’Avignon.
Las Ideas, de Federico Leon, du 7 au 16 octobre au Festival d’Automne à Paris, théâtre de la Bastille.

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