Le vieux ferry glisse lentement sur les eaux jaunes du rio de la Plata. Buenos Aires, son vacarme et son chaos sont derrière nous. Dans le quartier de Puerto Madero, nous avons passé la zone frontière et fait tamponner nos passeports direction l’Uruguay. D’un pays à l’autre, il y a moins de 80 km, mais sur l’estuaire, la traversée peut prendre trois heures. Le temps d’échanger avec un équipage uruguayen d’une gentillesse désarmante, au débit beaucoup plus posé que celui des Porteños (les habitants de la capitale argentine).
La traversée donne le ton du voyage : l’Uruguay, territoire trois fois plus petit que la France – cerné, au nord, par le colossal Brésil et, au sud-est, par la vaste Argentine –, est un pays discret et tout en retenue. Ici, pas de montagnes spectaculaires, pas de ruines millénaires, pas de stars médiatiques ni de barons de la drogue. Mais près de 200 kilomètres de plages immaculées et une douceur de vivre intacte. Nous accostons à Colonia del Sacramento, petite cité coloniale inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco que se sont longtemps disputée les Portugais (ses fondateurs) et les Espagnols. Le temps d’un café con leche sous les platanes, et nous prenons la voie qui traverse le pays.
Cap sur Cabo Polonio
La route 1, qui mène tout droit à Montevideo, est bordée de palmiers telle une allée royale où aucun véhicule ne circule. Nous filons, longeant le littoral, dépassons la capitale jusqu’à Punta del Este. Nous ne nous arrêterons pas : les Argentins ont fait de ce cap une hideuse station balnéaire, hérissée de grands immeubles, où ils viennent s’entasser de décembre à février. Nous empruntons la route 10 quand soudain le bitume fait place au sable, et stoppe brutalement face à une lagune. Il faut attendre une petite barge (« servicio gratuito ») pour atteindre l’autre rive. Le passeur nous confie que nous sommes parmi ses derniers passagers : d’ici quelques mois, un pont l’aura remplacé.
Isolée par un désert de dunes, la péninsule de Cabo Polonio, notre destination, n’a pas l’électricité. « Arrivez de jour ! », nous avait conseillé Rubens, le propriétaire de notre casita, une maisonnette à 60 dollars (56 euros) la nuit trouvée dans un recoin du Web. Course contre la montre. On rate un embranchement, le soleil baisse, la tension monte. Dommage, car le paysage est grandiose – des vaches, encore et toujours (trois par habitant en Uruguay), mais aussi de longs cocotiers lancés vers un ciel poudré, de plus en plus crépusculaire.
La nuit tombe quand nous embarquons enfin sur le camion tout-terrain qui assure la liaison avec Cabo. La traversée — 7 kilomètres de secousses dans l’obscurité – s’achève par un spectacle qui met le peuple du 4 × 4 en émoi : l’immense plage sud du cap est léchée par des vagues phosphorescentes. Ce phénomène est l’œuvre du noctiluque, un plancton qui émet une lumière bleutée au moindre mouvement de l’eau pour effrayer ses prédateurs. Les nuits à noctiluques sont rares, informe une résidente. « Allez nager ! On ressort tout bleu. »
Rubens nous attend au magasin général du village — une véritable épicerie de western, tout en bois — pour nous guider jusqu’à la maison. Pour une casita, c’est une casita : un lit contre une petite table, une échelle, une mansarde. Comme toutes les résidences de Cabo, celle-ci est faiblement éclairée par des LED branchées sur un panneau solaire. Le robinet crache un filet d’eau de pluie. Pas de draps — il fallait en apporter. « Vous n’êtes pas en ville, ici. Les ressources sont précieuses. »
Le parc national de Cabo Polonio est un gros cap rocheux en forme de champignon, flanqué par deux croissants de sable fin et semé de bicoques colorées. Il n’y a ni voitures ni routes, tout juste des sentiers. Les baroudeurs en mal d’utopies qui peuplent ce paradis côtier pendant l’été sont repartis, laissant derrière eux des chevaux en liberté, une colonie de lions de mer et une cinquantaine de résidents à l’année : familles de pêcheurs, poètes coupés du monde, vieux hippies à la peau tannée. La plupart des maisons furent construites sans permis à partir des années 1960.Pour l’heure, le gouvernement les tolère. A l’extrémité du cap, le gardien du phare s’ennuie ferme et nous invite à partager son maté (une infusion traditionnelle indienne, très populaire en Uruguay).
Lorsque nous arrivons à Garzón, village perdu au milieu de la pampa, on cherche en vain les gauchos, on tombe sur une gare fantomatique, un pont métallique inachevé qu’aurait – peut-être – construit Gustave Eiffel, deux galeries d’art désertes. A quelques pas, une boutique où se vendent huile d’olive, miel et vins locaux. Plus loin dans les terres, de curieuses installations d’art monumental. Drôle d’atmosphère en devenir, qui rappelle un peu Marfa, ce village fantôme en plein désert texan, devenu un haut lieu de la création contemporaine.
Au centre du hameau se dresse l’hôtel-restaurant El Garzón de Francis Mallmann, célèbre chef argentin, établi ici il y a dix ans pour « explorer un nouveau territoire ». Drapé dans une veste de peintre et foulard rouge au cou tel un Picasso des fourneaux, l’homme nous accueille dans son sanctuaire. Piscine sous les palmiers, parfums de feu et d’herbes, jardin luxuriant – en parfait contraste avec les environs arides. Les assiettes défilent, emplies de légumes frais, viandes grillées, poissons braisés. Un festin.
Mallmann est un prodigieux maître de cérémonie, volubile et cabotin, fanatique de la cuisson par le feu. Aussitôt le déjeuner terminé, il nous convie à un barbecue vespéral dans son ranchito, dans les collines. Fin de la journée devant un crépuscule spectaculaire avec l’équipe du restaurant, déplacée pour l’occasion, qui allume un immense brasero. Le repas servi à la belle étoile est simple, étrange, savoureux. Mais soudain le vent se lève. Il faut retenir bougies et bouteilles. L’orage approche, la nature se fait menaçante. Nous manquons d’écraser une tarentule et partons à toute allure dans la nuit noire.
Escale à José Ignacio, à la Posada Paradiso. Nous sommes seules dans la pension. En pleine saison, cet ancien village de pêcheurs est le Saint-Tropez uruguayen, avec boutique hôtels à la pelle, tables branchées et fêtes perpétuelles. Nous ne verrons rien de tout cela. Les ruelles sont vides, les plages livrées au vent. Nous déjeunons à La Huella, belle guinguette posée sur les dunes. L’un des seuls établissements ouverts en basse saison. La Patricia, bière locale, nous tient compagnie.
Montevideo, la romantique
Dernière étape, la capitale. Nous arrivons par la route littorale, qui longe une interminable rambla (22 kilomètres) évoquant tour à tour la Promenade des Anglais, le Malecon et Copacabana. Petite sœur complexée de Buenos Aires, Montevideo est pourtant la plus avantagée des deux – un vrai front de mer, une vieille ville romantique, et pas un embouteillage. Comment croire que 40 % de la population uruguayenne vit dans cette métropole indolente où une maison sur deux est à louer ?
Dans le centre historique désert, on détecte un signe de vie au coin de la charmante place Zabala : c’est Jacinto, le bistro branché d’une disciple de Francis Mallmann, Lucia Soria. La jeune chef vient de Buenos Aires, mais elle préfère Montevideo — moins de stress, nous dit-elle. Championne en matière de qualité de vie, la capitale de l’Uruguay est aussi la plus progressiste d’Amérique latine. Avant de quitter la présidence, au début de l’année, l’ex-guérillero moustachu José Mujica a légalisé la consommation de cannabis et le mariage gay.
Comme c’est dimanche, Lucia nous conseille de visiter la feria de Tristan Narvaja. Chaque semaine, la ville entière semble se retrouver sur l’étroite allée centrale de ce marché de rue tendance bric-à-brac. On y achète à peu près tout, primeurs, pinces à linge, empanadas, littérature d’occasion, produits d’entretien, ustensiles en fer blanc. Et on avance à grand peine : une Thermos d’eau chaude au creux du bras, les accros au maté font de fréquents arrêts pour remplir leur calebasse. Après dix jours et 700 kilomètres, c’est notre premier bain de foule en Uruguay.