Le bédéiste Ricardo Siri Liniers est un être candide. Même à sa sortie de l’avion, alors qu’il arrive tout juste de Buenos Aires après deux escales, des délais d’attente et l’abus de café bon marché. Il a l’air plus frais et dispos que moi, qui me suis réveillé une heure et demie plus tôt que d’habitude pour le cueillir à l’aéroport.
Liniers semble détendu même s’il est père de trois jeunes filles, dont une qui a à peine un mois. Il a l’attitude de quelqu’un qui aime ce qu’il fait, en paix avec la vie. Son secret est tout simple : il fait ce qu’il aime. Et même s’il est encore un inconnu ici, c’est une vedette en Argentine. « Je suis la version “nerd” d’une rock star. » Sur Twitter, il a presque deux fois plus d’abonnés que Denis Coderre.
C’est vers huit ou neuf ans qu’il a su qu’il voulait gagner sa vie en dessinant. Il est de cette génération d’enfants qui n’avaient pas systématiquement un lecteur VHS à la maison. Le seul moyen de revoir La guerre des étoiles ou La tour infernale, c’était de les dessiner. Pour lui, c’était aussi un moyen de s’évader : dissipé en classe, il pouvait griffonner dans ses cahiers et donner l’impression qu’il travaillait. Mais bédéiste n’est pas un métier, lui disait-on.
Le genre est connu en Argentine sous le nom péjoratif d’historietas. Des historiettes, des petits récits insignifiants. Là-bas comme ici, on est plus à l’aise de dire qu’on regarde de la porno sur Internet que d’avouer qu’on achète de la bédé. Liniers a donc fait quelques petits boulots ici et là, jusqu’à ce qu’une de ses collègues bédéiste, Maïtena, use de ses contacts pour le faire entrer au journal La Nación.
Un homme heureux
Il y publie Macanudo, un strip quotidien, sept jours sur sept depuis plus de dix ans. « La chose que tu as toujours faite pour le plaisir qui te permet un jour de gagner ta vie ? Je suis un homme heureux qui a gagné à la loterie. C’est un de ces moments où tu te sens courageux et fou à la fois : tu lâches tout pour réaliser ton rêve alors que tout le monde t’a répété que ça ne se faisait pas. »
De fait, la situation en Argentine ressemble à celle du Québec, et peu de bédéistes y vivent de leur plume. C’est en voyant ce que les gens des éditions de La Pastèque faisaient ici qu’il a eu envie de démarrer la maison d’édition Común, à Buenos Aires, avec sa femme. Il y avait un manque flagrant d’éditeurs de bande dessinée, et qui d’autre que sa femme était capable d’accepter ses idées folles ? Il a même déjà brodé une couverture à la main.
5000 inédits
« Ma femme venait voir ce que je faisais sur le balcon et repartait avec un drôle d’air. » Et c’est loin d’être son idée la plus folle : il a fait imprimer les 5000 exemplaires de Macanudo 6 en laissant la couverture blanche afin de les dessiner une par une. Et il n’a réalisé l’ampleur de la tâche qu’après avoir dessiné la 500e couverture. « Après 3500 exemplaires, je voulais mourir », dit-il en riant. Même si c’était une erreur, il n’a aucun regret. Et c’est là, souvent, la morale des strips de Liniers : moins on vit, moins on fait de conneries.
Mais est-ce vraiment vivre ? Même s’il a hâte de retourner jouer avec sa fille qui vient de naître, Liniers entend bien profiter de cette visite au Salon du livre de Montréal. Avec ce grand sourire amusé qui le caractérise.
Une contrainte qui alimente
En créant Macanudo, Liniers souhaitait éviter la répétition inhérente au strip quotidien. Cette contrainte l’alimente : les personnages récurrents sont rares et il n’hésite pas à les faire disparaître quand ils ont dit tout ce qu’ils avaient à dire. On croise entre autres, dans cet univers poétique, une petite fille rêveuse et son chat, des pingouins qui volent, des lutins qui emmerdent les humains, une olive à la vie périlleuse, un mystérieux homme en noir et Z-25, le robot sensible. Dans l’univers de Liniers, c’est tout à fait cohérent.
Les quatre premiers tomes de Macanudo sont disponibles en français aux éditions de La Pastèque, qui ont réussi à mettre la main dessus avant les éditeurs européens.