Laura Alcoba arrive de loin. De bien plus loin que l’Argentine de la dictature qu’elle a dû fuir à la fin de son enfance. Pour rejoindre sa mère qui, n’imaginant pas se réfugier ailleurs, avait réussi, illégalement, à passer la frontière, puis à franchir l’Atlantique pour arriver en France.
Laura était restée derrière, protégée par ses grands-parents pendant deux ans, le temps de sortir sans encombre du territoire. «Mon grand-père était avocat. Je crois qu’il a fait traîner les démarches pour me garder près de lui plus longtemps», sourit-elle.
Mère en fuite, père en prison depuis 1975. Laura Alcoba est la fille d’un couple de militants, accrochés à la cause guévariste quand les militaires pourchassaient et tuaient les gauchistes. En 1979, elle débarque en banlieue parisienne, au Blanc-Mesnil.
Elle a 11 ans. «J’étais perdue dans un océan d’incompréhension. J’avais beaucoup de mal à expliquer d’où je venais. Je parlais peu, par honte de mon accent. Je suivais les débats à la télévision, sur un petit poste, subjuguée par ce rapport si différent à la parole. J’ai plongé dans le français avec beaucoup de désir, de plaisir et de préparation. Je voulais m’intégrer, parler cette langue nouvelle, réussir à l’école.»
Dans sa quête d’une nouvelle vie, elle reçoit le soutien magnifique de son père, prisonnier pendant six ans. De sa geôle, il lui écrit chaque semaine et s’enquiert de ses progrès en français.
«Il a fait mon éducation à distance, reconnaît Laura Alcoba. Il me proposait de lire ensemble le même livre, lui en espagnol, moi en français, pour créer un espace de rencontre. Chacun décrivait à l’autre ses impressions. Ses suggestions de lecture n’étaient pas toujours adaptées à mon niveau de français mais je m’accrochais. Notre correspondance a duré plus de deux ans.»
De cet échange épistolaire, par-delà les barreaux et les frontières, nourri de l’éloignement et de la séparation, Laura Alcoba a gardé le goût de la lecture dans les deux langues. «Par la suite, confie-t-elle, j’ai toujours développé des correspondances intenses.»
Le chemin vers des études littéraires est tracé par ce dialogue. Ce sera Normale-Sup à Saint-Cloud, avec Florence Delay comme professeur, écrivain déjà confirmée, auréolée de ses prix littéraires, qui l’emmène vers l’agrégation d’espagnol. «J’avais pris conscience que ma culture livresque était en français, pas dans ma langue maternelle. Je maîtrisais Molière, pas Calderon. J’avais besoin de cette réconciliation.»
Sa thèse portera donc sur la littérature classique espagnole du Siècle d’or. Elle l’enseigne aujourd’hui à l’université de Nanterre. Elle anime aussi le domaine hispanique des éditions du Seuil et traduit des nouvelles, des romans, des pièces de théâtre.
«J’écris en français, explique-t-elle. On m’a beaucoup interrogé en Argentine sur ce choix, notamment après l’énorme succès là-bas de Manèges, treize rééditions, étudié dans les écoles. Mes souvenirs sont gravés en espagnol. J’ai dû passer par la langue de mon nouveau pays pour aller les chercher en moi. Enfouis très profondément, ils sont remontés spontanément, par ce détour.»
Ses livres forent les strates de sa vie de passe-muraille. Le Bleu des abeilles retrace l’histoire de cette relation particulière avec son père, si loin d’elle, si proche, et sa conquête du français. Elle l’a écrit comme «un remerciement» à cette langue libératrice.
Laura Alcoba est l’enfant d’une génération traquée qui, pour survivre, a fait l’expérience de la clandestinité et du silence. «En espagnol, dressée à me taire, j’avais peur de parler ; le français m’a appris à m’exprimer, à dénouer le poids de ce passé muet qui devait rester caché. Cette langue m’a ouvert la voie vers ce territoire secret, par une distance qui permet de mieux comprendre.»
À son premier voyage en Argentine, Laura Alcoba a retrouvé la maison où elle se terrait avec sa mère, une imprimerie clandestine. Investie par l’armée, renseignée par un traître, elle fut le théâtre tragique d’un carnage qui a décimé les rangs de ces proscrits. C’est après ce retour aux sources, en 2003, que Laura Alcoba a commencé à écrire sur la mémoire meurtrie. Aujourd’hui, elle se cabre quand son pays natal la présente comme un «auteur argentin».
«Ce qui m’attache à la France ?» La réponse fuse : «Tout ! La langue, la littérature, la culture, mon mari français, mes enfants français. Mon exil est devenu un nouvel enracinement.»
---------------------------------------------
BIBLIOGRAPHIE
Dans la «collection Blanche» Laura Alcoba est publiée dans la prestigieuse collection Blanche de Gallimard.
2007 : Manèges (traduit en espagnol par le romancier argentin Leopoldo Brizuela sous le titre La casa de los conejos, et aussi en anglais, allemand, italien, serbe).
2009 : Jardin blanc.
2012 : Les Passagers de l’«Anna C.» (traduit en espagnol et en catalan).
2013 : Le Bleu des abeilles, prochainement en «folio».
Open all references in tabs: [1 - 4]