Après trente-six années de recherche, Estela de Carlotto, la présidente de l'Association des grands-mères de la place de mai, a retrouvé Guido, son petit-fils, l'un des 500 bébés volés en Argentine pendant la dictature du général Videla (1976-1983). Ce dénouement heureux fait la « une » de tous les journaux argentins, qui saluent, à l'image du quotidien de centre gauche Clarín – et d'un pays tout entier –, « la fin d'un long calvaire fait d'espoirs et d'incertitudes ».
« JE NE VOULAIS PAS MOURIR SANS L'AVOIR PRIS DANS MES BRAS »
« Personne n'a jamais vu pleurer Estela », souligne le journal qui, tout comme ses confrères, consacre une dizaine d'articles au combat de « la grand-mère de tous les Argentins ». Pourtant, c'est émue aux larmes qu'elle a pris la parole lors d'une conférence de presse diffusée en boucle sur les télévisions du pays : « Je ne voulais pas mourir sans l'avoir pris dans mes bras », a déclaré la vieille dame, âgée de 83 ans. Elle en avait 47 quand sa fille a disparu, arrêtée par la junte militaire.
Laura avait 24 ans, elle était enceinte de deux mois et demi. Elle faisait partie des « subversifs », ces militants qui luttaient contre la dictature du général Jorge Videla, arrivé au pouvoir par un coup d'Etat en mars 1976. Pendant sept ans, ces résistants ont été systématiquement arrêtés, torturés et assassinés. Laura, elle, a connu le sort réservé aux femmes enceintes : elle a été maintenue en vie jusqu'à son accouchement pour que son enfant soit confié à une famille proche du régime.
« Le 26 juin 1978, Laura a accouché menottée à une civière, raconte avec émotion le quotidien Clarín. Elle a à peine eu le temps de sentir l'odeur de son bébé ou la douceur de sa peau sur sa poitrine. » Ses geôliers ne lui laissent que cinq heures. « En août, poursuit le journal, sur une route abandonnée, ils la criblent de balles. » Sa mère récupère le corps. Elle apprend vite par d'autres détenus que Laura a donné naissance à un fils. Elle l'a appelé Guido, comme son grand-père.
« NOUS AVONS IDENTIFIÉ L'ENFANT NUMÉRO 114. C'EST TON PETIT-FILS »
Depuis trente-six ans, Guido s'appelait Ignacio Hurban. Comme tous Argentins, il a entendu les messages diffusés par l'Association des grands-mères : « Tu es né entre 1976 et 1980 et tu as des doutes sur tes origines ? Consulte la liste d'enfants que nous recherchons. » Il y a deux semaines, ce musicien « qui ressemblait peu à ses parents », souligne La Nación, avait demandé à participer à des tests ADN « sur un pressentiment ».
Rendus publics mardi 5 août, les résultats comparés avec la banque de données mise en place par l'association sont sans appel. Ignacio Hurban est le petit-fils d'Estela. Pendant des années, en tant que présidente, elle a annoncé au pays l'identification de dizaines d'enfants. Hier, c'est elle qui a reçu le coup de fil tant attendu : « Nous avons identifié l'enfant numéro 114. C'est ton petit-fils. »
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En 2012, Ignacio Hurban, alias Guido de Carlotto, avait salué sur Twitter la restitution du cent-sixième bébé volé. Ignorant qu'il était l'un d'entre eux, le musicien professionnel avait également participé à des concerts de soutien à l'association présidée par son aïeule.
Aujourd'hui, c'est l'ensemble de la classe politique, tous bords confondus, qui s'est réjoui pour Estela sur les réseaux sociaux. La présidente Argentine, Cristina Kirchner, très proche de « la grand-mère des Argentins » a elle aussi fait part de sa satisfaction. « Aujourd'hui, Laura peut enfin reposer en paix. Aujourd'hui, l'Argentine est un pays un peu plus juste qu'hier ».
Hoy, por fin, Laura su madre, podrá descansar en paz. Hoy, la Argentina es un país un poco más justo que ayer.
Un peu plus juste seulement, car si le symbole est fort dans ce pays où tout le monde connaît le visage et la détermination d'Estela de Carlotto, il reste encore environ quatre cents bébés volés à retrouver. Dans son éditorial, Clarín souligne que l'immense joie d'aujourd'hui « doit aussi permettre de rappeler l'horreur de la dernière dictature. » Pour l'oncle de Guido de Carlotto, également député du parti de l'actuelle présidente, « chaque enfant retrouvé permet de réécrire un peu l'histoire, (...) d'amoindrir le poids de la dictature ».
Le quotidien conservateur La Nación espère que le cas de Guido « encouragera beaucoup d'autres jeunes à rechercher leur identité, à réclamer des preuves, à faire appel à l'association s'ils ont des doutes sur leur identité. » De son côté, El Comercial reprend les mots de l'oncle du bébé volé. Il a demandé en ce jour d'unité « à la société dans son ensemble de se mobiliser et faire remonter toutes les informations permettant de retrouver les petits-enfants qui manquent toujours. »
Une manière de s'adresser aux familles qui ont recueilli ces enfants arrachés à leurs parents. C'est d'ailleurs l'un des seuls propos dissonants dans l'unanimité affichée par les Argentins depuis mardi.
Sur le site Internet des Grands-mères de la place de mai continuent de défiler des dizaines de visages en noir et blanc de jeunes parents tués entre 1976 et 1983 avec l'espoir qu'un 115e petit-enfant y verra une ressemblance avec ses propres traits.
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