Côté face, il y a les drapeaux, les banderoles à son effigie, les foules qui l’acclament et lui crient un amour inconditionnel, démesuré. Sa photo sur un petit autel dans les maisons modestes des coins les plus reculés de l’Argentine. Côté pile : les insultes, le rejet de tout ce qu’elle est et représente, les «je la hais» tout aussi fréquents et outranciers. Après deux mandats présidentiels, Cristina Kirchner, 62 ans, continue de haranguer les siens et de défier les autres. Et elle aurait bien rempilé pour quatre ans si la Constitution ne le lui interdisait pas, malgré ses efforts pour la faire changer.
Douze ans après sa création, le kirchnérisme, cette énième mutation du péronisme, prendra donc fin avec l’année 2015. «Le couple Kirchner, puis Cristina toute seule, ne tolérait pas qu’une tête dépasse parmi les hommes et femmes politiques autour d’eux, analyse Rosendo Fraga, politologue. Leur leadership était total et, pensant pouvoir se relayer indéfiniment à la tête du pays, ils n’ont pas préparé leur succession. La mort de Nestor en 2010 a mis un terme à ce plan et Cristina est aujourd’hui contrainte de présenter pour sa succession un homme qu’elle n’a jamais tenu en haute estime.»
Champ de ruines
Daniel Scioli, 58 ans, ancien pilote de hors-bord et actuel gouverneur péroniste de la province de Buenos Aires, n’a en effet jamais été du premier cercle des Kirchner, et ne déclenche que peu d’enthousiasme parmi les militants, qui l’ont cependant accepté faute de mieux. Pour sa campagne, un seul angle, une seule question posée aux Argentins comme un défi : «N’êtes-vous pas mieux qu’avant nous, il y a douze ans ?»
Une question un poil biaisée puisque en 2003, l’Argentine sort terrassée de la plus violente crise économique, sociale et politique de son histoire. Dévaluation de 75% du peso, 57% de pauvres, 21% de chômage et cinq présidents qui se succèdent en deux semaines : Nestor Kirchner est arrivé au pouvoir sur un champ de ruines encore fumantes.
Aidé par le boom du prix des matières premières combiné à la nouvelle compétitivité de la monnaie argentine, il met en place une ambitieuse politique de relance keynésienne, basée sur l’augmentation de la demande d’un peuple pourtant exsangue. Mais grâce à la multiplication des aides sociales et des subventions de secteurs, la consommation repart petit à petit et entraîne avec elle l’industrie argentine, largement privilégiée par un fort protectionnisme économique.
En parallèle, Nestor Kirchner permet la réouverture des procès de la sanglante dictature militaire (1976-1983) et contribue à faire avancer les droits de la communauté LGBT. En quatre ans, l’Argentine s’est relevée et Nestor Kirchner est une rock star, surtout parmi les classes les plus pauvres, les artistes et les intellectuels. «La sensation d’énergie, d’un souffle nouveau, était enivrante», se souvient Rosendo Fraga.
Les caisses sont vides
En 2007, Cristina Kirchner succède à son mari à la tête du pays, et radicalise ses positions. Les dépenses publiques flambent, sans que les investissements ne suivent. L’Argentine ferme ses frontières aux importations, met en place un contrôle des changes drastique qui a pour conséquence la création d’un marché noir du dollar, et l’inflation s’emballe. De 9% de croissance de 2002 à 2006, on passe à 4% de 2007 à 2011. Depuis, c’est 0%.
Et les prix des matières premières, qui ont baissé, ne lui permettent plus de dépenser sans compter. Les caisses sont vides mais la planche à billets tourne à plein. Les nombreux cas de corruption et d’enrichissement personnel qui la poursuivent, ainsi que son entourage, contribuent à noircir son bilan. Mais malgré tout, sa base lui reste fidèle et l’appareil péroniste qui continue à structurer le pays soixante-dix ans après sa création paraît indestructible, surtout face à une opposition des plus falotes.
«La société est anesthésiée par les subventions et par la surconsommation, s’insurge l’intellectuel José Nun, ancien secrétaire d’état à la Culture de Nestor Kirchner et aujourd’hui opposé à Cristina. Les secteurs les plus pauvres de la société ont pu acheter des écrans plats et des frigos, mais ils marchent sur des routes non pavées et leurs enfants vont dans des écoles décrépites, leurs hôpitaux tombent en ruine. Sauf qu’en l’absence d’alternative claire, ils préfèrent conserver le peu qu’ils ont gagné. Ce n’est pas l’approbation démocratique d’un modèle de gestion mais du pur populisme.»
Cristina Kirchner a sans doute échoué à transformer la spectaculaire récupération post-crise en un modèle de développement à long terme. Mais pour répondre à la question qu’elle a su placer au cœur de la campagne : oui, le pays va mieux aujourd’hui que quand les Kirchner l’ont pris en main. Et les Argentins risquent bien dimanche d’adouber son dauphin par défaut.