Contexte
Le salon de Livre à Paris, du 21 au 24 mars 2014, invitait l’Argentine à célébrer sa littérature. Entre les lignes, les instantanés d’une société contemporaine en crise ou encore les eaux fortes de quelques folles décennies révolues.
Quid de l’architecture ? Auguste Huguier, maître d’oeuvre de la Ligue des Dames Catholiques ; Louis Lemonier, concepteur de la maison du docteur Julio Méndez et de tant d’autres immeubles ; Albert Favre, architecte de La Candelaria, vaste château néogothique... autant de Français, hommes de l’art, venus tenter leur chance au détour des années 1900 à Buenos Aires.
Tout aussi nombreux ont été les Italiens à venir faire fortune dans l'hémisphère sud. Parmi eux, Virginio Colombo (1885-1927).
«Son nom n'est que peu connu, à plus forte raison, le Milanais n'a été populaire (de 1909 jusqu'à sa mort prématurée en 1927) qu'auprès de la petite bourgeoisie de ses compatriotes qui achetaient d'importants terrains pour y construire commerces et bureaux. Il n'a pas été de ces architectes institutionnels de grandiloquentes oeuvres nationales comme d'autres Italiens à l'instar de Francesco Tamburini (Théâtre Colón), Vittorio Meano (Congrès National Argentin), Mario Palanti (Faculté de droit)», indique Alejandro Machado dans son blog dédié à l'oeuvre de Virginio Colombo.
Loin des commandes d'Etat, ils sont tout aussi nombreux à l'ombre de Buenos Aires ; la capitale argentine efface trop souvent la province et Córdoba, la deuxième ville du pays, peine à exister face à la «Cabeza de Goliath».
Ubaldo Emiliani compte parmi ces architectes ayant traversé l'Atlantique pour rejoindre les antipodes. Il reste, peut-être, en raison d'une géographie personnelle, loin des projecteurs d'une capitale en pleine ébullition. Depuis Córdoba, il reste cette figure méconnue du passé argentin.
Pour rappel, «une destinée ne vaut pas plus qu'une autre», écrit Jorge Luis Borges.
JPhH
UN ARCHITECTE ITALIEN A CORDOBA
Pablo Riberi | La Voz
CORDOBA - Ubaldo Emiliani (1882-1970), né à Faenza, Emilie-Romagne, Italie, a passé la majeure partie de sa vie à fouler le sol de Córdoba. En réalité, plus que le fouler, il y a posé son tabouret, sa planche à dessin d'architecte ainsi que les échafaudages des projets qu'il a conçu pour cette ville.
Il est arrivé lors d'une paisible journée, en pleine sieste provinciale. On l'a vu cheminer optimiste sur le quai, à la traine d'une file de voyageurs qui venaient d'arriver à la vieille gare Mitre. Dans une main, un cahier avec des annotations et des adresses de proches. Dans l'autre, son échiquier. Un peu plus loin, quelques malles venues d'Italie le suivent. Toutes portent l'estampillage du transatlantique Conte Verde ; elles ont traversé l'océan et voyagé quelques lieues en territoire argentin.
La maison, l'oeuvre
Cette année, nous avons célébré les cent ans de l'inauguration de sa maison personnelle. Voilà l'occasion de partager avec les lecteurs quelques impressions sur l'oeuvre de ce remarquable immigrant. Je me réfère à la villa Emiliani, celle qui, tel l'Hospital de Clínicas, a ouvert ses portes en 1913. Il s'agit d'une construction de ciment armé située au 225 de la rue Neuquén dans le quartier de Clínicas.
Il est vrai que le patrimoine architectural de cette ville doit beaucoup à l'emprunte d'Ubaldo Emiliani dans bien des édifices.
La rue piétonne - aseptisée - permet par exemple d'observer deux édifices importants couronnés de belvédère dont l'architecte est signataire. L'édifice Carranza - ou l'immeuble Ninio (9 juillet 1968) - et l'édifice du Passage Central - première galerie commerciale de Córdoba (9 juillet 1953) - ont abrité durant 50 ans son agence alors qu'il était, soit disant, de passage.
En plus de ces constructions, parmi projets et édifices les plus représentatifs d'Ubaldo Emiliani, d'aucuns peuvent mentionner la villa érigée pour l'ingénieur Sánchez Sarmiento, au 638 de Yrigoyen et la charmante demeure de Minetti - aujourd'hui Ecogas - au 475 de Yrigoyen.
Le vieil Hôtel Victoria (aujourd'hui Amerian) porte sa signature au 240 de la rue du 25 mai ainsi que le projet original de l'immeuble du Hogar Argentino, à l'angle de San Jerónimo et Ituzaingó.
Il a également imaginé une autre élégante maison, le charmant petit palais au 521 de la rue Ituzaingó. Nous ne pouvons pas éviter la pharmacie Minuzzi, face à la place San Martín et l'immeuble à l'angle d'Urquiza et de Deán Funes.
Ses derniers projets méritent attention. Par exemple, rue Deán Funes, le passage Central ou encore l'immeuble où se trouve la Casa Amuchástegui - qui aujourd'hui est une boutique de téléphonie - rue Rivera Indarte et Deán Funes.
Enfin, il a été également l'auteur d'un ensemble de pavillons 'villa italiana' dans la descente Caseros près du Nuevocentro Shopping.
Si Ubaldo Emiliani a été un remarquable concepteur, son empreinte en tant que constructeur et stratège n'en fut pas moins importante. En ville, par chance, d'importants édifices dont il fut l'artisan sont restés intacts et existent encore.
Parmi eux, le marché Sur ou le vieil Hôtel City, au 230 de la rue Rivadavia (aujourd'hui, lieu de promenade pour les achats) et l'école Ortiz de Ocampo se démarquent. Ajoutons le musée Caraffa, dont le projet original de Kronfuss a été achevé et 'aggiorné'* par Ubaldo Emiliani.
Comme ces références l'attestent, curieux et précoce, Ubaldo Emiliani laisse un héritage, un style, à travers des constructions qui caractérisent les débuts du XXe siècle dans cette ville. Un 'art nouveau'** original, inspiré, peut-être, du Liberty italien, constitue le témoignage distinctif d'une ambition lointaine de grandeur, à peine connue ou du moins perdue dans le fatras provincial imposé par l'atavique décor local.
Plus encore, quand il était consulté sur les sources ou la pertinence éclectique de quelques-unes de ces formes ou sur les matériaux utilisés, Ubaldo Emiliani avait l'habitude de répondre avec son accent italien : «C'est mon propre style».
'Azzurro'
Ubaldo Emiliani a été un remarquable représentant de l'influence italienne dans l'architecture de cette ville. Grand travailleur et homme talentueux, ami d'architectes renommés et de constructeur de l'époque - tel Kronfuss ou Salamone -, il a laissé un sceau indélébile dont la valorisation n'a été envisagée que par quelques architectes et historiens attentifs de la ville.
Comme bien souvent, à l'inverse, son oeuvre est davantage reconnue en dehors de sa ville d'adoption. Par exemple, l'influence d'Ubaldo Emiliani a été associée à celle de l'architecte italien Colombo à Buenos Aires. N'oublions pas de mentionner que la maison au 225 de la rue Neuquén est l'objet constant de la curiosité des visiteurs et subit les études de chercheurs.
La villa Emiliani fête ses 100 ans. Construite en ciment armé, elle a été pensée pour donner refuge aux rêves de son occupant.
La noblesse des matériaux et la fine obstination observée dans les détails décoratifs ont fait de cette construction plus qu'un lieu de vie. Pour lui, pour ses proches (et peut-être, a posteriori, pour ses occupants), ce lieu a fini par se transformer en une espèce d'Aleph borgésien.
Chasseur urbain
Voici à présent quelques images de lui, vieillissant.
Par exemple, Ubaldo Emiliani se souvenait comment il avait l'habitude de chasser depuis le mirador où il avait installé un paratonnerre.
L'été, observer le quadrillage du lotissement et les terrains libres qui entouraient la maison le distrayait.
Au printemps, à l'inverse, il préférait se promener dans le jardin, le nez en l'air, pour capturer l'intense arôme du jasmin paraguayen.
Les après-midis d'automne, dans la galerie latérale de la maison, Ubaldo Emiliani aimait à méditer en regardant tomber les feuilles des platanes.
Les dernières années de sa vie, il était commun de le rencontrer en train de se prélasser dans son fauteuil préféré, immobile, y compris quand son regard inquiet suivait les flammes des bûches se consumant dans la cheminée.
Il avait l'habitude de marcher d'un pas fatigué, appuyé sur sa canne et suivant l'avancée du sillage tracé par la fumée de son épais cigare. Ubaldo Emiliani profitait toujours de ses promenades sur le trottoir de la rue du 9 juillet jusqu'au Café Oriental.
Il préférait, parfois, marcher jusqu'à la rue San Martín pour aller à un autre café, El Plata, tenue par Egidio Belloni. Dans chacun des ses endroits, l'attendaient ses chers amis. Tous rendaient hommage à l'art de la conversation dans une Córdoba qui n'existe plus.
Ubaldo Emiliani a vécu intensément une existence pleine d'expériences et de contingences. Il a plusieurs fois fait le voyage jusqu'à sa mère patrie ; il n'a jamais oublié ses racines. A chaque fois qu'un échafaudage se montait ou à chaque fois qu'il s'installait dans l'une des tourelles qu'il avait construites, il n'avait pas le moindre doute : Córdoba était son ciel.
Pablo Riberi | La Voz | Argentine
15-12-2013
Adapté par : Jean-Philippe Hugron
* L’auteur hispanise dans le texte original le verbe italien 'aggiornare', actualiser
** En français dans le texte