L'élection du jésuite argentin Jorge Mario Bergoglio à la papauté - sous le nom de François - couronne quatre siècles et demi d'évangélisation en Amérique latine, semés de controverses et de martyres. Saint Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur de la Compagnie de Jésus en 1540, est encore vivant lorsque les premiers missionnaires partent vers l'Amérique du Sud.
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Le premier d'entre eux, José de Anchieta, béatifié en 1980, y est envoyé en 1553. L'"apôtre du Brésil" rédige la première grammaire et le premier catéchisme en langue indienne, contribuant ainsi à fixer le tupi-guarani comme "langue générale" de la colonie portugaise. En compagnie de son coreligionnaire Manuel da Nobrega, en 1554, il fonde Sao Paulo, qui allait devenir la plus grande métropole d'Amérique du Sud. Il est ordonné prêtre à Salvador de Bahia, en 1566.
D'autres jésuites vont s'installer sur les terres qui appartiennent aujourd'hui à la Floride, au Pérou, au Mexique, à la Colombie ou à l'Equateur. Mais l'expérience la plus spectaculaire de la Compagnie de Jésus à travers le sous-continent va être la création des missions, installées sur un vaste territoire à cheval sur l'Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Paraguay et l'Uruguay.
Véritable utopie, qualifiée par certains de "communiste" avant la lettre, cette expérience consista à regrouper, à partir de 1691, des Indiens, jusqu'alors nomades, vivant de la chasse, de la pêche et de la cueillette, dans des villages de 3 000 âmes consacrés à l'agriculture, à l'élevage et à l'artisanat. Les détracteurs de cette institution pointent le travail forcé des Indiens ; reste que, si ceux-ci consacraient la moitié de la semaine à la production communautaire ou à des travaux d'intérêt général, ils disposaient de l'autre moitié pour les occupations familiales.
Avec les ressources provenant de l'exploitation minière, la richesse accumulée finançait l'éducation et les autres activités de la Compagnie. La musique, le théâtre et même l'opéra connurent un essor remarquable, mariant le baroque européen aux sonorités et aux rythmes locaux. L'architecture des missions, particulièrement bien restaurée en Bolivie, a été déclarée patrimoine de l'humanité par l'Unesco. Des initiatives analogues sont actuellement menées en Californie, à Sonora et au Mexique, dans la Sierra Tarahumara.
UNE SAGA ÉVOQUÉE DANS "MISSION", DE ROLAND JOFFÉ
Malheureusement, la prospérité et le rayonnement des missions sud-américaines suscitent bientôt la convoitise des colonisateurs et des couronnes ibériques, ce qui précipite l'interdiction de la Compagnie et l'expulsion des jésuites. Le premier coup fut porté en 1759 par le secrétaire d'Etat Sebastiao José de Carvalho e Melo, futur marquis de Pombal et homme fort du royaume du Portugal. Plus d'un millier de jésuites portugais furent déportés vers les Etats pontificaux. L'Espagne l'imita en 1767. Cette saga unique a été évoquée par le film Mission, de Roland Joffé, avec Robert De Niro, Palme d'or au Festival de Cannes en 1986.
La conversion des Indiens par les missionnaires fait l'objet d'une mémoire ambiguë. Certains déplorent la perte de leur culture d'origine. D'autres font remarquer que l'action des jésuites contribua à sauver les Indiens Guarani de l'ethnocide qui ravagea les peuples d'autres régions, en Amazonie ou ailleurs. Aujourd'hui, le guarani reste l'une des deux langues officielles du Paraguay, avec l'espagnol.
Le siècle des Lumières est sévère à l'égard de la Compagnie de Jésus, considérée comme une organisation à la discipline militaire qui jure obéissance à un chef d'Etat étranger, le pape. La lente reconstitution de la Compagnie, pourchassée en Europe et progressivement écartée des terres de mission, doit attendre le XIXe siècle.
L'ordre se concentre désormais sur l'éducation, avec des collèges, des lycées et des universités qui sont souvent des centres d'excellence. Leaders intellectuels du catholicisme, les jésuites forment les élites latino-américaines, sans être étrangers aux débats de l'époque. En 1961, c'est un de leurs anciens élèves, Fidel Castro, qui ferme le prestigieux collège de Belen, à La Havane, et expulse des prêtres.
Après les réformes du concile Vatican II (1962-1965), des jésuites latinos adhérent à la "théologie de la libération", qui prône l'engagement social.
En Amérique latine, la Compagnie parvient à limiter la saignée qui frappe les rangs des ordres religieux dans d'autres régions. Mais la lutte contre les inégalités et pour les libertés a un prix : en 1980, le père Luis Espinal, journaliste et cinéaste, est tué par des paramilitaires en Bolivie. En 1983, le père Guadalupe (James F. Carney) est assassiné au Honduras par les militaires au pouvoir. En 1989, l'armée salvadorienne tue le père Ignacio Ellacuria et cinq autres jésuites de l'Université centraméricaine (UCA), principale institution d'enseignement supérieur de l'isthme.
Si la "théologie de la libération", dans laquelle de nombreux jésuites ont joué un rôle central, est condamnée par le Vatican, la Confrérie n'a pas perdu tout son magistère. Dans le sud du Mexique, le sous-commandant Marcos, dirigeant des zapatistes, n'a pas oublié, lui, sa formation chez les "jés".