Par Philippe Lançon
La mer mauvaise a des reflets de plomb et d’argent. Il y a une vingtaine d’années, un ami marin qui traversait l’Atlantique en solitaire et qui connaissait Florence Arthaud racontait : « Quand ce type de grain arrive, ceux qui voulaient partir restent à terre, même les plus aguerris, les plus mecs, en attendant que ça passe. C’est à ce moment-là que le regard de Florence est pris de lueurs étranges et qu’elle commence à avoir envie d’y aller. Quand un certain sourire apparaît, c’est qu’elle y va. » Ces lueurs étranges se sont éteintes et ce sourire a disparu à l’autre bout du monde, dans un stupide accident d’hélicoptère, quelques heures avant qu’un médecin me dise : « Vous avez vu la mort en face. » J’ai pensé à la navigatrice et je lui ai dit non.
Hunger Games
Nul ne peut dire qu’il a vu la mort en face. Des morts, oui. La mort, non. S’il l’a vue, c’est de biais, comme dans un rêve où tout est transformé, ralenti, à la fois allégé et alourdi par des plans simultanés. Elle fait sentir son odeur de poudre, son silence, ses ailes sans direction qui hachent au petit malheur la chance, mais, si l’on survit à son passage, c’est qu’on ne l’a vue que par échos, répliques, plutôt à retardement, comme un mauvais soldat ne comprenant la bataille que lorsqu’elle a eu lieu, comme Fabrice à Waterloo – ce qui est déjà plus que suffisant pour occuper ce qu’il reste de vie. La minute d’images qui montrent les hélicoptères argentins décollant sagement puis, soudain, comme un sourcil se rapproche de l’autre sous la pression d’une surprise ou d’une lente grimace, se heurter au loin, ne dit rien des quelques secondes, de la seconde peut-être, où les héros qui étaient à bord cessèrent brusquement d’être fatigués. Ils n’ont pas vu la mort en face. Ils sont tombés dedans. Avant d’être filmés. Le reste, nous devons l’imaginer.
Florence Arthaud n’est pas morte en mer et par la mer, comme Colas, Tabarly, Caradec, ces amers sur la grande surface où les autres ne vont jamais rien risquer, pas même une larme d’eau salée. Elle est morte, avec les autres, en préparant un jeu télévisé. Ici, la tristesse s’ajoute à la tristesse : l’héroïne , princesse maritime de la Fronde, quitte ses montures sauvages et sponsorisées pour finir dans la catégorie des « Koh-Lanta », divertissements darwiniens et capitalistes du peuple-esclave à l’heure du roi : Hunger Games et Struggle for Nike. Le pacte avec le diable cathodique est toujours le même : « Tu as besoin de célébrité, d’argent, d’adrénaline, de relancer ta carrière, d’une présence dans l’œil ou le cœur des inconnus, de n’importe quoi. Je te donne tout ça, et le temps de cerveau disponible de ceux qui te regarderont. Ils n’ont aucune mémoire de ce que tu as été au temps de tes exploits, ou si vague, si indifférente, tellement dissoute. Ils s’en foutent. Mais, bientôt, ils t’aduleront, te reconnaîtront dans la rue de nouveau, comme jamais ils ne l’ont fait quand tu gagnais la Route de Rhum. Tu as été une célébrité qui aura de nouveau son quart d’heure de célébrité. En échange, tu mets ta personnalité, tes souvenirs et ton goût de l’aventure à mon service. Tu me donnes ce que tu as été pour que je te permette de devenir, ou de redevenir, ce que tu veux. »
Le pacte n’est pas signé avec le sang. Il est signé avec le vide. Je n’ai pas vu la mort en face et, en voyant et revoyant ces deux hélicoptères si légers, lointains, instables, je n’essayais même pas de la revoir de biais. Florence Arthaud, tant admirée, aura sans doute sa photo et son buste dans les couloirs de TF1. Elle a presque fini comme Buffalo Bill, au fond d’un cirque, la chevelure blanchie, bégayant ses exploits à destination d’un public avide et familier. Dans Le Héros, au XVIIème siècle, le jésuite espagnol Baltasar Gracián écrit : « Deux fois grand est celui qui a toutes les perfections et n’a point de langue pour en parler. » J’ajouterai volontiers : deux fois grande est l’héroïne qui a toutes les perfections et qui n’a point d’images pour les recycler. Mais une société comme la nôtre ne prolonge que les grandeurs dont elle besoin pour digérer.
Charlie Hebdo N° 1182 du 18 mars 2015