La connexion française avec la dictature argentine

Pendant la dernière dictature, les répresseurs ont baptisé « campagne anti-argentine » les demandes à la justice et d’information sur le destin des disparus. Le rôle du ministère des affaires étrangères argentin dans le terrorisme de l’État fut d’essayer de contrecarrer les plaintes déposées en dehors du pays sur les violations des droits de l’homme. « La mission imposée pourra se réaliser avec la collaboration, le dévouement et l’efficacité que mettent les Représentations destinées à l’extérieur, sur qui retombe le plus grand poids de l’effort », dit un document jusqu’à présent secret. Y sont aussi précisés les « travaux » que les ambassadeurs et d’autres fonctionnaires diplomatiques devaient accomplir. Parmi celles-ci, celle de contacter des journalistes pour « transmettre des informations favorables » et celle de promouvoir des visites « de personnes importantes ». « Les termes qui doivent être employés quand référence sera faite à la subversion, devront être des groupes terroristes, sans mentionner de subversion marxiste ou d’autres termes qui mènent à confusion à l’extérieur », selon la Directive Numéro 1 de Diffusion à l’Extérieur, scellée le 15 août 1977.

C’est l’un de 5 832 documents qui ont été déclassés par le Ministère des Affaires Etrangères et qui sont à partir d’aujourd’hui accessibles à tout le monde à travers la page Web de l’organisme. Avec cette archive il est possible de vérifier qu’une grande partie de l’escadron de l’ESMA a été nommé par le Ministère des affaires étrangères et que certains de ses membres ont été découverts par les autorités françaises. Un document informe que, en 1979, Paris a demandé les lettres de créance diplomatiques du lieutenant Enrique « Cobra » Yon, qui était impliqué dans l’enlèvement des religieuses françaises et affecté au Centre Pilote de Paris, l’organisme qui a été le fer de lance de cette stratégie des militaires qu’incarnait la Marine.

Le 26 juillet 1977 le Bulletin Officiel a publié le décret 1987 du Pouvoir Exécutif National pour créer la direction de presse et diffusion du Ministère des Affaires Etrangères, dont allait dépendre le dit Centre Pilote de Paris. Ce document classé comme « public » apparaît accompagné un mois plus tard, le 15 août 1977, de la Directive Numéro 1 de Diffusion à l’Extérieur, qui a été qualifiée comme « secrète » et qui était destinée à réglementer le travail de contre-propagande des ambassades d’ Europe occidentale et des Etats-Unis d’Amérique. La copie déclassée a été trouvée au sein de l’ambassade argentine de Bonn. On ne sait pas si les documents ont été intégrés jusqu’à présent dans les dossiers des procès de l’ESMA.

Le document est signé par Roberto Pérez Froio, capitaine de frégate IM, directeur général de Presse et de Diffusion et est dirigé à monsieur l’ambassadeur de l’époque en Allemagne Fédérale, Enrique JL Ruiz Guiñazú.

Un autre document se réfère à un « compte particulier » (numéro 459) que le Ministère des affaires étrangères possédait et qui a connu un mouvement singulier pendant la dictature. En 1976 il a reçu au titre des frais réservés moins de vingt mille dollars, mais l’année suivante plus de 832 000. En 1978, année du championnat mondial de football, quand l’un des soucis principaux des répresseurs était la « campagne anti-argentine » à l’extérieur, le chiffre déposé a atteint les deux millions et demi de dollars. Le montant s’est maintenu les deux ans suivants et a été réduit à la moitié en 1981. Les copies de cette documentation ont été placées comme annexes de la liasse diplomatique de la fonctionnaire Elena Holmberg, assassinée par la Marine dans ce que l’on a supposé un différend avec l’Armée de Terre.

Elisa Tokar a fait une déclaration devant la Justice : « Un jour de mai 1978 ils me disent : ‘ Eh bien, nous allons aux Relations extérieures’. Je n’avais pas de vêtements adéquats, mais j’y suis allée avec les vêtements que j’avais et là ils me présentent au capitaine Pérez Froio, qui était le responsable du Secrétariat de Presse et Diffusion. L’une de mes surprises fut que le chef de Diffusion était Francis Whamond, qui était mon tortionnaire. Après ils me montrent d’autres bureaux. Là je vois le lieutenant (Hugo) Damario, qui est un des autres personnages qui s’est présenté le 21 ou 22 septembre -jour de mon enlèvement- sous le sous nom de Jirafa. Et le lieutenant (Alejandro) Spinelli, qui était, disons, au Ministère. Le Secrétariat de Presse et Diffusion se trouvait dans le Palais Saint Martin, l’imprimerie était au sous sol et en dessous du sous sol il y avait comme un autre petit sous-sol où l était le lieutenant Spinelli, on l’appelait Felipe ».

Ces nominations, qui ont été qualifiées comme « secrètes », apparaissent dans les documents déclassés. En date du 16 mars 1979, la Direction du personnel décide « d’établir qu’Enrique Yon a rendu des services dans ce ministère du 22 janvier 1978 au 17 janvier 1979 avec l’attribution de fonctions au centre de Diffusion Argentine à Paris ». Le 17 avril 1979 le même bureau met fin aux fonctions de Hugo Damario et désigne « avec caractère effectif le 22 mars 1979 un chef du Département et de la Diffusion ‘M. le lieutenant de Navire D. Juan Carlos Rolón’ » (un autre des répresseurs connus de l’ESMA).

Il est certain qu’une grande partie des répresseurs de l’ESMA ont été affectés via le Ministère des Affaires Etrangères, soit à travers le Centre Pilote de Paris, dans des représentations étrangères comme attachés navals ou dans la structure même du ministère. Le vice-amiral Oscar Montes, qui a été ministres des affaires étrangères entre le 30 mai 1977 et le 30 octobre 1978, avait commandé en 1976 l’escadron de la mort 332 de l’ESMA. Les officiers de Marine Walter Allara, qui a été sous-secrétaire des Relations extérieures, Hugo Damario, qui a été à la Direction de Presse, Alberto Eduardo González, qui a été attaché de presse du ministère et attaché naval en Grande-Bretagne et aux Pays Bas, Francis Whamond et Juan Carlos Rolón qui ont aussi été attachés presse ont aussi fait partie de l’escadron de la mort de la Marine à l’ESMA. De plus il y a le cas déjà mentionné de Yon, qui a été nommé à Paris et détecté par la France comme l’un des participants à l’enlèvement des religieuses. Alfredo Astiz que les exilés ont identifié en France a aussi été attaché naval en Afrique du Sud.

Les documents qui sont maintenant publics permettent de lier formellement le Centre Pilote de Paris avec la structure du Ministère des affaires étrangères. Comme le signale l’historienne Marina Franco, auteur de « L’exil, les Argentins en France pendant la dictature », cet organisme remplissait d’un côté la fonction de coordonner les efforts contre la dite  campagne anti -argentine en Europe, mais c’était aussi le lieu depuis lequel on a cherché à espionner et à contrôler les exilés et depuis lequel on a cherché à étayer le projet politique de Emilio Eduardo Massera. Ainsi, plus globalement, d’après les documents on observe le passage des officiers de Marine depuis les sous-sols de l’ESMA à la structure bureaucratique de l’État répressif et au rôle qu’a eu le ministère pendant le terrorisme d’État : contrecarrer et discréditer les plaintes sur les violations des droits de l’homme qui étaient commises dans le pays. Malgré les efforts, grâce à la persévérance des organismes de droits de l’homme, ils n’y sont pas arrivés.

Alejandra Dandan et Victoria Ginzberg

 

 

 

 

Article original : Página 12. Paris, le 25 octobre 2014.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo. Paris, le 26 octobre 2014.

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