Critique (****)
"La Estupidez" ou "connerie" c’est, au départ, "l’avarice", un des sept péchés capitaux classiques, peints par notre fou de Jérôme Bosch. Rafael Spregelburd, Argentin inclassable, ivre à la fois de langage, de science et de fiction a traduit les dits "péchés" en folies de notre temps…"On se sent à la fois con et stupide -explique le collectif bruxellois Transquinquennal- d’essayer de résumer la pièce : serait-ce l’histoire de deux policiers de la route qui vivent une grande histoire d’amour au hasard de motels (de Las Vegas) ? Ou alors celle de deux vendeurs de tableaux de prix qui n’ont jamais existé mais qui existent quand même, tout en disparaissant ? Ou alors celle d’un chercheur en physique qui a trouvé la solution de l’équation post-quantique du monde mais qui n’arrive pas à trouver celle de sa relation à son fils ? Ou celle d’un groupe d’amis qui ne confondent plus hasard et probabilité au casino ? Ou celle de deux ouvreuses de cinéma qui cherchent désespérément l’âme sœur au hasard de rencontres aussi épisodiques qu’un mauvais soap ?". Ces questions synthétisent les cinq fils rouges narratifs, dispersés dans le temps, qui vont et viennent comme la marée montante et descendante, s’entremêlent, se plient et se déplient, freinent et accélèrent, magistralement "portés" par cinq acteurs d’une présence intense….Résumons : c’est long(3H30), embrouillé, baroque, multiforme, on ne comprend pas tout dans l’instant, et pourtant la synthèse est un vrai bonheur.Tentative d’explication de ce paradoxe : ces histoires multiples tournent autour d’un thème universel -le fric-et ses " conneries"- et reposent sur des codes narratifs simples, qui permettent de ne pas être largué (comique de situation, vaudeville, roman policier, téléroman, road movie, fait divers). Chaque spectateur peut donc vivre chaque instant selon ses préférences: un récit et sa parodie, un monde immonde dominé par l’argent et une philosophie de l’absurde, qui l’explique en douce, sourire aux lèvres.Ensuite l’homogénéité des cinq acteurs et leur pouvoir d’invention individuelle et collective leur permettent de développer deux registres opposés, une virtuosité assumée et une nonchalance feinte qui éliminent tout pathos. Cinq acteurs soudés et bien accordés et deux chefs d’orchestre au sommet de leur art, Pierre Sartenaer, qui assume tous les rôles de "dominateur" et Mélanie Zucconi dont l’inventivité comique donne à la pièce ses respirations et son rythme. Ajoutez une scénographie sur deux plans, simple et efficace de Marie Szersnovicz et des costumes-de la même, qui sont un des moteurs comiques du récit. Enfin, en coulisses, le travail dramaturgique de Stéphane Olivier...
Surtout, à la source de cette réussite, la "folie" tonique d’un auteur argentin surdoué, Rafael Spregelburd qui, avec les ruses d’un bon fabriquant d’histoires dingues, parvient à élever le débat sur notre société, son moteur économique loufoque et notre destin dérisoire.
"La Estupidez" de Rafaël Spregelburd, m.e.s de Tranquinquennal.
Au théâtre Varia (petite salle) jusqu’au 21 octobre.
Christian Jade (RTBF.be)