Un panel haut en couleur, pour des conceptions artistiques parfois dépeintes en noir et blanc. Ce vendredi, au Salon du livre, une table ronde rassemblait des artistes de la BD, Argentins ainsi que Français : José Munoz, Guillermo Saccomanno, Juan Sasturain, Charles Berbérian ainsi qu'Étienne Davodeau. Des hommes de bulles pour un résultat détonnant et l'occasion pour chacun de balancer son pavé dans la mare. Au centre des débats : la question de savoir pourquoi l'Argentine produisait un neuvième art innovant et politiquement engagé, aux périphéries : la situation française, la mondialisation et la menace de « l'empire ».
Le micro est rapidement revenu à José Munoz, qui de par son statut de réfugié politique, du temps de la dictature de 1974 en Argentine, a visiblement de quoi forcer le respect de ses pairs, ses compatriotes comme les Français, en ce qui concerne les questions de l'engagement politique dans la bande dessinée ainsi que la pratique artistique. Le lauréat du Grand prix d'Angoulême 2007 a tout d'abord expliqué que « la passion du dessin est partout, mais les couleurs se font particulières en fonction des endroits et des époques ».
Chaque artiste représente ce qui le touche personnellement, des histoires inspirées par sa vie, ses rêveries et plus principalement les expériences de l'enfance que la BD permet de métaphoriser, comme le confesse l'ensemble des intervenants. José Munoz, quant à lui, a commencé par croquer toutes sortes de conflits, influencé notamment par Hector German Oesterheld.
Un nom bien souvent cité au cours de la table ronde, par les intervenants argentins, comme « un exemple, un cadeau ». Mais l'on adresse également leurs lots de compliments à d'autres artistes comme l'Italien Hugo Pratt, l'Américain Robert Crumb ou encore l'Uruguayen Alberto Breccia...
Le 9e art perdrait son caractère populaire
Comme le décor semblait à peine planté et que l'on risquait de s'attarder en éloges, Guillermo Saccomanno, ancien publicitaire n'ayant certainement pas perdu le sens de l'accroche, s'est alors chargé de le dégommer pour remettre les questions plus sérieuses à l'horizon. Monsieur est venu pour causer engagement, ou pas, et finalement tout le panel d'intervenants l'en remercie. « Je vais un peu contraster en poursuivant avec une pensée triste, mais ici on s'ennuie. Il n'y a pas tellement de jeunes dans le public donc moi j'en viens à penser que la BD est peut-être morte. »
Selon l'artiste, le genre graphique « serait devenu si sophistiqué qu'on pourrait croire qu'il se réserve désormais à des espèces de collectionneurs de papillons. Sauf que si les papillons sont éternels, la BD est périssable ». Accessible hier, elle serait désormais trop chère et aurait tendance à se détacher de son humour originel pour tendre à se réserver à une élite.
Finalement devenue un objet de luxe ? Pour Saccomanno, qui compare un 9e art qu'il imagine en perdition à une forme d'« onanisme gérontologique », il ne faudrait pas perdre de vue le fait que la BD est avant tout un art populaire. Un médium d'expression destiné à être acheté par les lecteurs plus démunis tout comme les autres, un genre qui ne serait pas innocent et qui impliquerait une responsabilité intellectuelle très sérieuse pour les scénaristes, un engagement politique.
« L'historieta me rappelle l'Histoire »
En Argentine, les oeuvres de narration graphique sont appelées les historietas, aussi José Munoz aime jouer avec les mots et raconter combien l'historieta lui rappelle l'Histoire avec un grand H. Les temps ont changé depuis ses débuts dans la BD, et s'il avoue qu'il aimerait bien revenir aux traditionnelles revues mensuelles et hebdomadaires, il croit désormais faire parti de ces auteurs « que l'on aime un peu trop ». Un sentiment que connait également Juan Sasturain qui a commencé à lire des BD dans les années 1950, et fut un « diffuseur actif tout au long de la période underground des années 1970 » et jusqu'à aujourd'hui.
Nostalgique de ces oeuvres classiques de la BD populaire, « celles qui nous ont formés et déformés », ce dernier estime que la bande dessinée ne peut désormais plus tenir le même rôle qu'auparavant. Le medium se laisserait concurrencer par d'autres médias, comme la télévision. On ne trouverait que peu de titres sur les tables des librairies argentines, et l'incontournable revue Fierro qu'il dirige, constituerait une exception dans le paysage éditorial local. C'est pourquoi la publication entend permettre à un large éventail d'auteurs de s'y exprimer et devenir une anthologie représentative.
Un contexte différent du côté français
Pour Charles Berberian, le contexte est très différent en France. Il estime notamment que la bande dessinée s'y trouve plus détachée de l'historique. Plus optimiste, il verrait néanmoins quant à lui, et même « dans un éventuel cas d'onanisme gérontologique, un signe de vitalité ». Il nuance les propos les plus catastrophiques en se demandant si on ne pêcherait pas par excès de nostalgie, mais il estime toutefois que la BD française est morte à sa façon, qu'elle se serait détachée du réel depuis que l'on publie sous forme de livres, sans que l'on puisse dire si elle pourrait y retourner.
Étienne Davodeau précise quant à lui que la BD française aurait commencé à sortir du registre populaire à la fin des années 1960-1970 pour du plus élitiste. Selon lui il s'agirait d'un « mode d'expression qui aura évolué, tout comme la musique ou le cinéma qui suivent leur temps et la culture en général ». Et dans ce contexte-là, il soutient qu'il faut savoir faire la part des choses, et cite Munoz, quand celui-ci invite les créateurs à toujours « faire des livres pour tolérer la vie, avec une boule de dignité dans la poche ». Une dignité pour éviter de se faire absorber par le système, selon Saccomanno.
Des zones sans contrôle aux périphéries de l'empire
Dans un contexte de mondialisation économique autant que culturelle, Guillermo Saccomanno pointe d'autres évolutions qu'il perçoit comme des menaces pour la culture populaire, notamment le fait que selon lui « Pixar a tué le dessin et pendant ce temps Batman devient peu à peu freudien, signe que les États-Unis commencent à se regarder eux-mêmes d'un oeil critique. [...] Faudrait pas croire que les USA sont démocratiques parce que le président est noir. Peut-être que ce jour-là, Denzel Washington avait un contrat ».
Une dualité que José Munoz invite toutefois à nuancer. L'auteur soutient que malgré les diagnostics les plus alarmistes, il reste des moyens d'expression alternatifs, que ce soit via les blogs et autres supports numériques tout comme au travers des revues populaires qui subsistent. Il estime d'ailleurs que les techniques de Pixar sont porteuses de progrès à leur façon. Selon lui : « Aux périphéries de l'empire, il reste des zones sans contrôle. »
Saccomano craint toutefois que « les formes de contestation finissent par être absorbées, comme pour le phénomène Bob Dylan dans la musique ». Étienne Davodeau affirme qu'il faut se méfier des étiquettes, afin de « sortir d'une vision noir et blanc. Ma nostalgie est modérée, car aujourd'hui la culture s'est ouverte. Je crois qu'il faut regarder l'avenir en se demandant ce que l'on peut encore faire ». Quand le mot de la fin est revenu à Munoz : « On doit faire la cuisine du mieux que l'on peut. »
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