Avec le général Jorge Rafael Videla, disparaît l'un des plus féroces dictateurs qu'ait connus l'Argentine, et même le continent latino-américain. Il était le cerveau du coup d'Etat militaire qui a porté les forces armées au pouvoir entre 1976 et 1983. Videla est mort vendredi 17 mai, à 87 ans, dans une prison à Marcos Paz, près de Buenos Aires.
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A la tête d'une junte représentant les trois forces armées, Videla a remplacé à la présidence de la République Isabel Peron, la veuve du général Juan Peron, mort en 1974, un an après son retour au pouvoir (il avait été président de 1946 à 1955).
Le coup d'Etat du 24 mars 1976 était le cinquième putsch militaire en Argentine depuis 1930. Les deux précédents, celui qui renversa le général Peron en 1955 et celui qui fit tomber le vieux radical Arturo Illia en 1966, s'étaient intitulés respectivement "révolution libératrice" et "révolution argentine".
Le messianisme du coup d'Etat de 1976 n'était donc pas nouveau. Mais, en conformité avec la personnalité rugueuse et austère du général Videla, la junte s'est attribué la dénomination de "processus de réorganisation nationale". Malgré la modestie apparente de cette formule, les militaires étaient animés d'une férocité inédite, parfaitement canalisée par un plan conçu depuis plusieurs mois.
LES DISPARITIONS FORCÉES
Avant le putsch du 24 mars, les prisons accueillaient chaque semaine leur lot de nouveaux détenus politiques, invariablement torturés avant d'être remis à la justice. Après la prise du pouvoir par Videla, ce flux s'est complètement tari. Les prisonniers des militaires étaient conduits directement dans un des centres clandestins de détention mis en place dans des casernes ou des bâtiments désaffectés, à travers tout le territoire national. Là, aucun recours n'était possible - ni avocats, ni magistrats, ni familles n'y avaient accès.
Torturés avec une sauvagerie inouïe, pendant des périodes beaucoup plus longues qu'auparavant, retenus parfois comme esclaves pour des travaux subalternes, les détenus étaient à la merci des groupes de répression formés dans chacune des trois armes. Lorsque leur utilité était épuisée aux yeux des geôliers, ils étaient froidement assassinés. A Buenos Aires, les victimes étaient jetées dans les eaux du Rio de la Plata par les sinistres "vols de la mort".
Ce mode opératoire des disparitions forcées a été appliqué de manière systématique par la dictature. Il n'a pas été improvisé le jour du coup d'Etat, ni la veille. Il était préparé et planifié bien avant. Six mois avant le putsch, l'armée avait d'ailleurs pris possession des prisons, remplaçant les responsables de l'administration pénitentiaire. Elle s'appuyait sur l'ordre de mission que leur avait complaisamment accordé le gouvernement péroniste, et qui les autorisait à anéantir la guérilla. Ainsi, à la prison de Sierra Chica (province de Buenos Aires), les officiers ouvraient la porte des cachots pour regarder les détenus punis à l'isolement comme des bêtes de foire : parmi eux, le frère cadet d'Ernesto Che Guevara.
La conception intellectuelle de cette répression impitoyable portait la marque de l'esprit calculateur et illuminé du président de la junte. Jorge Rafael Videla, fils d'un colonel de l'armée, était né à Mercedes (province de Buenos Aires), le 2 août 1925. Sa formation intellectuelle épouse le national-catholicisme traditionnel des forces armées d'Argentine.
UNE CROISADE DES TEMPS MODERNES
Lorsque Videla prend le pouvoir en 1976, il assume sa mission comme une véritable croisade des temps modernes, en défense de la civilisation occidentale et chrétienne, contre le nouveau visage de la subversion communiste incarnée par les différentes organisations de guérilla, dans un dernier sursaut de la guerre froide.
Le paradoxe tragique, c'est que les Etats-Unis n'étaient guère contents de ce énième pronunciamiento argentin, et que le président Jimmy Carter allait devenir dès 1977 l'un des contempteurs de la junte. Les militaires argentins avaient été formés plutôt à l'école française de la guerre contre-insurrectionnelle, comme l'a montré une excellente investigation de Marie-Monique Robin (Escadrons de la mort, l'école française, 2003). Pour des raisons commerciales, l'Union soviétique a été un des rares alliés de la dictature, malgré le fait qu'une partie des guérilleros argentins avaient été entraînés à Cuba.
Catholique pratiquant et plutôt intégriste, le général Videla était un homme retors, qui réussit longtemps à déjouer toutes les démarches en faveur des disparus, qu'elles émanent de diplomates ou des familles. Toutefois, c'est dans le traitement des enfants nés en captivité de femmes disparues qu'allait se révéler toute sa perversité.
LES BÉBÉS VOLÉS
Pour la junte de Videla, il n'était pas question de rendre les nouveau-nés à leurs proches, pour deux raisons. Parce que cela aurait impliqué de reconnaître que les mères avaient été assassinées après l'accouchement, alors qu'elles étaient aux mains des militaires. Et parce que ces enfants auraient pu grandir avec un désir de revanche et qu'ils resteraient sous l'influence de leurs familles. Le vol des bébés des disparues s'insérait donc dans une volonté de les éduquer dans les valeurs "occidentales et chrétiennes". Il s'agissait, en somme, d'un sauvetage de leurs âmes à l'insu de leurs proches, grâce à leur enlèvement et leur placement dans une famille d'accueil, généralement liée à l'institution militaire ou policière.
Videla a été condamné à la prison à vie pour "crimes contre l'humanité" lors du "Nuremberg argentin", le procès des trois juntes militaires, en 1985, un moment d'exorcisme national, suivi jour après jour par l'opinion, qui découvrait tous les détails de la machine de répression mise en place par la dictature. En même temps, le long-métrage L'Histoire officielle (Luis Puenzo, 1985), prix d'interprétation féminine à Cannes et Oscar du meilleur film étranger, révélait le drame des enfants de disparues au public international.
Gracié cinq ans plus tard par le président péroniste Carlos Menem, Videla a été rattrapé par la justice et placé en détention en 1998, précisément à cause de l'affaire des bébés volés, pour laquelle il a été condamné à cinquante ans de prison en 2012, après une série de péripéties judiciaires. L'association Les Grands-Mères de la place de Mai n'a jamais cessé de chercher les cinq cents enfants dérobés à leurs familles (elle en a retrouvé une centaine).
UN PLAIDOYER ET UN REGRET
Dans un autre procès, à Cordoba, en 2010, Videla avait lu un long plaidoyer pro domo. Il assurait avoir gagné une "guerre juste" et non une "sale guerre". Les forces armées avaient reçu l'ordre d' "éliminer" les guérillas dès 1975, sous la forme d'un décret signé par la présidente constitutionnelle, Isabel Peron, avait-il rappelé : "L'Etat avait perdu le monopole de la force." Et il a énuméré les groupes armés en présence : "Des terroristes, des gardes de syndicalistes, des bandes qui intimidaient au lieu de protéger. En outre, il y avait une milice clandestine, la "Triple A" [Alliance anticommuniste argentine]. "
Videla avait admis à cette occasion qu'il y avait eu par la suite "des situations limites avec des actes proches de l'horreur", mais les avait replacés "dans le cadre d'un conflit armé interne". "Je réclame l'honneur de la victoire et je regrette ses séquelles, avait-il ajouté. Je respecte ceux qui pleurent leurs proches avec une douleur authentique. Je déplore qu'on utilise les droits de l'homme à des fins politiques."
A Buenos Aires, l'Archive nationale de la mémoire a enregistré les noms de 11 000 victimes de la dictature, soit trois fois le nombre de victimes du général Augusto Pinochet au Chili, en trois fois moins de temps. On est loin de l'estimation initiale de 30 000 disparus et morts en Argentine. Trente ans après le retour de la démocratie, on s'approche d'une évaluation plus précise. L'horreur de la répression n'en est pas diminuée pour autant. Voilà le legs du général Videla.
2 août 1925
Naissance à Mercedes (Argentine).
24 mars 1976
Préside la junte militaire qui renverse Isabel Peron.
1981
Remplacé par le général Roberto Viola.
1985
Condamné à la prison à vie lors du procès des juntes.
1990
Gracié par le président péroniste, Carlos Menem.
1998
Nouvelle procédure judiciaire pour les bébés volés.
2010
Condamné à Cordoba.
2012
Condamné pour le vol des enfants de disparues.
17 mai 2013
Mort à la prison de Marcos Paz, près de Buenos Aires.