Que se passe-t-il dans la tête d'un tireur lors d'une séance de tirs aux buts d'une grande compétition internationale? Et comment peut-on améliorer l'approche psychologique d'un tel évènement? Début de réponse avec les travaux de Geir Jordet, psychologue du sport.Pourquoi l’équipe d’Angleterre perd-elle si souvent aux tirs aux buts? Pourquoi les Allemands réussissent si bien? Quels sont les secrets d’un penalty réussi? Comment tireurs et gardiens se préparent-ils? Le journaliste britannique Ben Lyttleton parcourt le monde, et l’histoire des penalties, à la recherche de réponses à ces questions dans son livre«Onze mètres», à paraître le 26 février aux éditions Hugo Sport. En voici un deuxième extrait (le premier est ici).Dans son bureau, face à son écran, l’ancien footballeur Geir Jordet clique frénétiquement pour faire défiler des penalties. Jordet est un ancien joueur de Strmmen, avec qui il évolua en deuxième division, mais sa carrière bascula le jour où David Beckham vit son penalty arrêté par Ricardo en quart de finale de l’Euro 2004. À l’époque, Jordet étudiait la psychologie du sport à l’École nationale norvégienne des Sciences du sport. Il venait de finir son mémoire, consacré à la vision périphérique des milieux de terrain de très haut niveau, quand il fut invité à la radio norvégienne P3 pour disserter sur la défaite de l’Angleterre.
Là, Jordet critiqua Beckham pour ne pas avoir vérifié l’état du point de penalty avant sa frappe. Un autre invité, Henning Berg, ancien partenaire de Beckham à Manchester United, insista au contraire sur le fait que Beckham était un monstre sur le plan mental et s’en prit à Jordet à l’antenne. Jordet eut du mal à encaisser – «Je me suis senti minable» – et il décida un mois plus tard, alors qu’il déménageait aux Pays-Bas pour prendre un job à l’université de Groningen, de modifier le sujet de sa recherche. Celui-ci serait désormais: la psychologie appliquée aux penalties. Manifestement, Jordet est plus sensible qu’il n’en a l’air. L’université avait des contacts à la fédération néerlandaise.
Et Jordet, grâce à ses travaux dans son pays d’origine, connaissait quelques internationaux suédois qui avaient évolué en Norvège. L’addition de ces contacts lui permettait de conduire un travail sans précédent sur les pensées qui traversent les joueurs pendant une séance de tirs au but.
Il put ainsi interviewer, en profondeur et individuellement, dix des quatorze tireurs de la séance qui avait conclu le quart de finale de l’Euro 2004 entre les Pays-Bas et la Suède.Il y avait eu 0-0 à l’issue de la prolongation.
À 2-2 aux tirs au but, le Suédois Zlatan Ibrahimovic rata; deux tirs plus tard, un échec de Philip Cocu remit les deux équipes à égalité. Après cinq penalties de chaque côté, tout se jouerait au premier échec. Le capitaine suédois Olof Mellberg, alors joueur-clef de la Juventus, vit son tir arrêté par Edwin van der Sar. Arjen Robben inscrivit le penalty vainqueur pour les Pays-Bas. C’était la première qualification aux tirs au but de l’histoire des Oranje. Jordet put représenter le plus fidèlement possible les niveaux de stress et d’anxiété qui traversent la tête des joueurs au cours d’une telle séquence, et il put ventiler ses conclusions dans trois travaux universitaires distincts.
L’un d’entre eux est particulièrement fascinant: «Stress, réactions et émotions sur la grande scène internationale: l’expérience d’une séance de tirs au but dans un grand tournoi de football». Pour les besoins de ses entretiens, Jordet divisa les séances de tirs au but en quatre phases:
1. Le temps mort après la prolongation
2. L’attente dans le rond central
3. La marche vers le point de penalty
4. Au point de penalty
Ensuite, Jordet étudia la réaction de chaque joueur à chacune des phases. Six joueurs interrogés savaient avant la Phase 1 qu’ils auraient un penalty à tirer ; deux tenaient spécifiquement à ne pas tirer – l’un d’eux dit même: «Je l’avais personnellement précisé en amont» – et un autre était gêné d’avoir vu trois partenaires, pendant la Phase 1, se retirer expressément de la liste des possibles tireurs.
Étrangement, c’est la Phase 2 qui avait suscité le plus de stress chez les joueurs, particulièrement au sein de l’équipe qui allait perdre (la Suède), dont le comportement collectif n’était pas celui d’un groupe uni, ni bavard, ni très porté sur l’encouragement mutuel.
«C’est tout juste si nous avons ouvert la bouche, dit l’un d’entre eux. Moi je n’ai rien dit et personne ne m’a dit quoi que ce soit.» C’est dans cette phase, m’avait expliqué Gareth Southgate, que des pensées négatives avaient influencé sa performance. Seuls trois joueurs avaient utilisé la phase dite du rond central pour se concentrer sur leur propre tir au but; pour les autres, la tension grimpait à mesure que leur tour approchait. «Je suis devenu incroyablement nerveux, avoua l’un. Je crois qu’à la télé, on voyait mes jambes trembler.» Un autre se sentit plus relâché après l’échec d’un de ses partenaires. «Sur le coup, ça m’a fait mal, mais je dois avouer que la nervosité me quitta dans la foulée. Je me suis nettement calmé grâce à cela.»
La marche, ou Phase 3, fut beaucoup moins stressante pour les joueurs que vous l’imaginez sûrement, même si la solitude, pour trois joueurs au moins, fut la partie de la séquence la plus difficile à apprivoiser. L’un d’eux trouva un réconfort immédiat au contact du ballon. «On se sent sûrement moins stressé quand on a quelque chose dans les mains… Je lui ai fait effectuer quelques rotations entre mes doigts. Je pense que c’était un moment très important.» Trois joueurs relevèrent une baisse de leur anxiété pendant leur traversée.
Seuls deux joueurs exprimèrent de l’anxiété au sujet de la Phase 4. L’un d’eux rompit avec ses habitudes en refusant tout contact avec le gardien. C’était, selon Jordet, une stratégie d’évitement très classique.
La conclusion de Jordet, c’est que chaque entraîneur a quelque chose à retenir pour chacune des phases: à partir de la Phase 1, les joueurs aiment savoir dans quel ordre ils vont tirer; on sait que dans la Phase 2, attendre patiemment son tour suscite des émotions négatives; de la Phase 3, que la dimension solitaire de la traversée du terrain nécessite un mécanisme de protection;de la Phase 4, qu’il y a plusieurs façons de se confronter au gardien, plus ou moins bonnes.
Ces trois articles firent de Jordet la star montante de la psychologie du sport, puis bientôt le directeur du département Psychologie au Centre national du football de haut niveau norvégien. Son job, ainsi qu’il le résume: «Améliorer les performances par la maîtrise des émotions, mais aussi comment appréhender l’échec». Par exemple, l’une des équipes dont il s’occupe aujourd’hui a pour habitude de s’effondrer une fois qu’elle a encaissé un but. Ses compétences ont été convoquées pour mettre fin à ce cercle vicieux.
- Sports Recreation
- David Beckham