Le célèbre fonds spéculatif se bat avec Buenos Aires depuis plus de dix ans pour se faire rembourser ses titres obligataires. Cette bataille sans frontières l’a amené à mettre son nez dans les affaires de l’Etat français avec l’Argentine, et donne lieu, en coulisses, à d’intenses manœuvres.
L’Etat français tenu de rembourser un fonds « vautour » à la place de l’Argentine ? Par un malheureux et complexe enchaînement d’événements, ce scénario invraisemblable a une petite chance de devenir réalité. Notamment si les négociations sur la dette qui viennent de débuter entre le fonds en question et le nouveau gouvernement argentin n’aboutissent pas. L a longue et féroce bataille qui oppose la société Elliott au pays d’Amérique latine qui a fait deux fois faillite en treize ans a, en effet, pris un tour extraordinaire l’an dernier, quand, pour faire pression sur Buenos Aires, le « hedge fund » a procédé à une nouvelle vague de saisies dans l’Hexagone à l’encontre de comptes officiels argentins et d’institutions, dont la Banque de France.
Qui est cet investisseur qui se croit tout permis, et que Paris essaie de neutraliser par de discrètes manœuvres ? Ce fonds américain qui pèse 27 milliards de dollars et a été créé par Paul Singer, un ancien avocat devenu milliardaire, est sans doute le créancier le plus procédurier de l’histoire. Il occupe une place à part parmi les sociétés d’investissement du fait de son modèle économique fondé sur les poursuites judiciaires. Un modèle qui en fait l’un des fonds les plus lucratifs du marché depuis bientôt quarante ans. Il fascine autant qu’il fait peur. Son surnom de « vautour » lui vient de ses combats sans pitié contre des Etats aux abois, le Pérou, le Congo et surtout l’Argentine, dont l’ancienne présidente Cristina Kirchner lui vouait une haine sans limite.
Achat à prix cassé de titres obligataires
Fort des décisions d’un juge américain qui, en 2006 et 2009, a condamné Buenos Aires à lui rembourser 1,6 milliard de dollars, Elliott a utilisé et continue d’utiliser tous les moyens légaux pour recouvrer sa créance. Y compris les plus musclés, car son adversaire a jusqu’ici refusé d’honorer sa dette, considérant que le fonds spéculatif avait indûment profité de la crise argentine pour acheter à prix cassé des titres obligataires émis par le pays. « Il n’a déboursé qu’un dixième de leur valeur et réclame un remboursement plein, alors que la majorité des porteurs obligataires ont accepté une forte décote », accuse une source du côté argentin, en brandissant des estimations par ailleurs contestées par le camp adverse.
Pour la France, le cauchemar Elliott commence le 13 mai dernier. Ce jour-là, la Cour de cassation rend un jugement dans une affaire liée au Congo qui fait l’effet d’un coup de tonnerre. Elle fait en effet voler en éclats la jurisprudence française anti-fonds « vautours » qui, depuis 2013, empêchait toute saisie de biens souverains en France. Cette jurisprudence faite sur mesure pour bloquer les saisies effectuées en 2009, déjà, par ce même Elliott, arrangeait bien l’Etat, qui disposait ainsi d’une arme légale contre ce type d’investisseurs encombrants.
Dans les jours qui suivent cette décision, la société de Paul Singer, toujours bien informée, déclenche une avalanche d’actions visant des biens argentins . BNP Paribas, qui a des liens financiers avec Buenos Aires, fait l’objet de pas moins de 29 saisies en l’espace de deux semaines, rue d’Antin, à Paris. Pour les mêmes raisons, Air France se voit contraint de bloquer 350 millions de dollars. La Coface et Total reçoivent aussi la visite de l’huissier d’Elliott. Encore plus embarrassant, le fonds s’en prend à huit comptes officiels de l’Argentine à Paris (ambassade, Unesco, cité universitaire…) et relance une vieille bataille contre la Banque de France. Elliott doit frapper fort pour arriver à ses fins. Saisir les comptes d’une banque centrale auprès d’une autre banque centrale ferait reculer n’importe quel créancier. Pas lui.
Pourquoi cibler la Banque de France, dont la principale mission est d’appliquer la politique monétaire dans l’Hexagone ? Qu’a-t-elle à voir avec un lointain Etat d’Amérique latine ? « C’est une question que même le Trésor se pose, tellement l’institution est secrète », confie un ancien de Bercy. Cela fait longtemps qu’Elliott soupçonne des relations financières entre l’établissement de la rue Croix-des-Petits-Champs et la banque centrale d’Argentine. Selon les médias locaux, qu’il scrute en permanence, l’institution française a accordé une ligne de crédit de trois milliards de dollars à son homologue en 2013. Une information démentie par la banque centrale argentine et battue en brèche par l’ancien gouverneur français, interrogé à l’époque par « Les Echos ». Mais la Banque de France s’avère être l’un des établissements les plus en pointe dans les activités de marchés, notamment dans la tenue de comptes et la gestion des dépôts des banques centrales étrangères, en particulier pour les pays émergents. Les conseillers de Paul Singer n’ont eu qu’à lire les rapports de la Cour des comptes pour flairer une opportunité.
Pour autant, on ne met pas la main sur des comptes à l’Hôtel de Toulouse comme au guichet bancaire du coin de la rue. Viser les activités commerciales de la Banque de France, qui ne bénéficient pas d’une immunité spéciale, ne rend pas l’exercice beaucoup plus aisé. « C’est un Etat dans l’Etat ! Ce genre d’opération est très délicate car l’institution a instauré sa propre loi : elle a fait insérer dans le Code monétaire et financier un article qui exige l’autorisation préalable d’un juge pour effectuer une saisie », explique un avocat. « Elle ne veut pas qu’on touche à son fonds de commerce, c’est-à-dire aux avoirs des banques centrales placés chez elle, qui représentent des ressources importantes. » En prélevant une commission sur le placement des quelque 130 milliards de dépôts de sa clientèle institutionnelle, la Banque de France génère sans doute en effet un petit trésor de guerre.
Elliott doit se prévaloir d’une autorisation ? Il l’a déjà. En 2010, lors de sa précédente offensive, l’ingénieux fonds d’investissement a réussi à convaincre un juge à Paris de lui accorder la permission de se présenter rue Croix-des-Petits-Champs pour effectuer une saisie. Mais malgré ce sésame, l’huissier du « hedge fund » avait été éconduit. En 2015, le fonds croit tenir sa revanche : la jurisprudence anti-fonds « vautours » enterrée, il décide de faire de nouveau valoir ses droits. Deuxième revers. La Banque de France envoie une lettre pour signifier son refus. Elliott, dont la ténacité est légendaire, ne rend pas les armes. Bien au contraire. Il assigne cette fois l’institution en responsabilité, selon plusieurs sources. Or cette procédure, qui est toujours en cours, peut avoir de lourdes conséquences : à travers elle, le fonds « vautour » accuse tout bonnement l’établissement, aujourd’hui gouverné par François Villeroy de Galhau de ne pas avoir bloqué les fonds de l’Argentine, et demande à être remboursé de son préjudice. Ce qui signifie que la Banque de France pourrait être amenée à lui verser la somme qui était sur ses comptes au moment de la demande de saisie, et qui s’est potentiellement évaporée depuis. En d’autres termes, l’établissement s’acquitterait de tout ou partie de l’ardoise argentine ! Une issue qui porterait sérieusement atteinte à sa crédibilité. Contactée par « Les Echos », la Banque de France n’a pas souhaité faire de commentaires. Selon nos informations, elle se démènerait actuellement pour faire annuler l’autorisation préalable obtenue par le « hedge fund » il y a six ans. Une forme de retour en arrière qui lui permettrait de sortir la tête haute.
Le Quai d’Orsay veut désamorcer la bombe
Mais la banque centrale n’est pas la seule sur le gril. Le revirement du 13 mai a également poussé l’investisseur américain à frapper à la porte de l’ambassade d’Argentine pour y saisir des comptes bancaires. Une provocation qui lui vaut de se heurter, cette fois, au Quai d’Orsay, et qui a mis en branle toute la machine d’Etat. Car en s’attaquant à une représentation diplomatique, le fonds « vautour » touche un point très sensible : les relations extérieures de la France, et singulièrement... ses exportations d’armes.
« Cette saisie inquiète le Quai d’Orsay car il ne veut pas, qu’à l’avenir, les Etats étrangers se méfient de la France et lui envoient des ambassadeurs de second rang, décrypte une source bien informée. Il ne faut pas perdre de vue que c’est notamment via les ambassades que la France vend de l’armement. » Une facette discrète de notre diplomatie dont témoignent régulièrement les rapports du ministère de la Défense au Parlement, mais que le ministère des Affaires étrangères n’a pas souhaité commenter. Son empressement à désamorcer la « bombe » Elliott montre toutefois son embarras : fait totalement inédit, une lettre signée de sa direction juridique a atterri à point nommé sur le bureau des juges chargés de statuer sur l’affaire de l’ambassade. Listant les arguments juridiques permettant de protéger les actifs diplomatiques de l’Argentine, ce courrier a été déposé au dossier, précisent plusieurs personnes. « Le ministère l’a remise aux avocats [de l’Argentine] car il ne pouvait pas la déposer directement », confie même une source côté argentin. Une façon de peser, sans être officiellement impliqué dans la procédure. Pour quelque temps au moins, la menace Elliott a été écartée puisque les juges ont rendu une décision favorable aux Argentins*.
Depuis son bureau à New York, le patron d’Elliott doit fulminer quand on lui relate ces péripéties françaises. Malgré son activisme, Paul Singer n’a pas réussi à fissurer les bonnes relations entre Paris et Buenos Aires. Pour preuve, même ruinée, l’Argentine de Cristina Kirchner a acheté de l’armement à la France ces dernières années...
Mais une question se pose. Pourquoi l’Etat français a-t-il jusqu’ici fait l’économie d’une loi anti-fonds « vautours » – sur le modèle de la Belgique qui a voté deux lois l’été dernier ? Cela lui aurait épargné des démarches peu orthodoxes. La réponse est peut-être à chercher du côté de la dette : avec un stock obligataire de 1.600 milliards d’euros, des emprunts qui se montent à 200 milliards chaque année sur les marchés, la France hésite sans doute à envoyer un signal défavorable aux investisseurs, fussent-ils d’horribles « spéculateurs ».
Isabelle Couet, Les Echos
* A la date où nous publions, Elliott a aussi été débouté par le juge d’exécution dans les dossiers BNP Paribas et Air France.
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