Quelle fut exactement l'attitude, la position du nouveau pape durant la dictature argentine ? C'est sans aucun doute la question la plus polémique qui mérite d'être posée sur Jorge Bergoglio, devenu mercredi le pape François. La controverse est née d'un long travail d'enquête sur le rôle de l'Église durant la junte militaire (1976-1983) réalisé par un journaliste de gauche de renom en Argentine : Horacio Verbitsky. Président du Centre d'études légales et sociales (CELS), une ONG qui lutte pour la défense des droits de l'homme, Horacio Verbitsky a publié en 2005 un livre polémique intitulé El Silencio ("Le Silence") sur l'attitude de l'Église catholique argentine durant les années noires.
Il y raconte en particulier comment, après le coup d'État du 24 mars 1976, les prêtres ouvriers, dits "tiers-mondistes" car engagés sur le terrain auprès de la population pauvre, vont être persécutés par la junte militaire. L'un des cas les plus connus fut l'enlèvement, la torture puis le meurtre par les militaires de deux religieuses françaises, Léonie Duquet et Alice Domon. Leur crime ? Aider les premières "Mères de la place de Mai" à chercher leurs enfants. À l'époque âgé d'une quarantaine d'années, Jorge Bergoglio officie à la Compagnie de Jésus dans son quartier natal et pauvre de Bajo Flores. Là, seulement un mois après le coup d'État, des agents de la marine argentine enlèvent deux jésuites, Orlando Yorio et Francisco Jalics, qui travaillent sous son autorité. Ils seront torturés durant cinq mois avant d'être relâchés et de s'exiler.
"Oh ! mon Dieu !"
Le nouveau pape a-t-il alors tout fait pour les deux jésuites et pour éviter ce drame ? D'après Horacio Verbitsky, la réponse est non. Jorge Bergoglio aurait d'abord intimé aux deux prêtres de ne plus célébrer la messe dans les villas miserias, les bidonvilles de la capitale argentine. Face à leur refus, il aurait ensuite fermé les yeux au moment de leur disparition. C'est cette attitude timorée, voire "collabo", que dénonce le journaliste. "Je suis sûr qu'il a lui-même fourni une liste avec nos noms à la marine", a témoigné Orlando Yorio, lors d'un des nombreux procès ouverts depuis le retour à la démocratie. Et le jésuite aujourd'hui décédé de préciser : "Nous étions démonisés, questionnés par nos propres institutions et accusés de nuire à l'ordre social."
Au lendemain de l'élection de François, la presse argentine revient sur ce passé trouble, seule ombre au tableau concernant la réputation du nouveau pape, qui fait la quasi-unanimité chez les catholiques argentins. Le quotidien Página 12, où travaille Horacio Verbitsky, titre en une : "Oh ! mon Dieu !" (Dios mío!), en référence à l'élection de l'ex-archevêque de Buenos Aires.
"Le pape complice !"
Le nouveau pape François a toujours démenti ces accusations. Il a au contraire affirmé qu'il avait aidé plusieurs opposants durant la dictature militaire. Dans sa déclaration devant la justice en 2010, Jorge Bergoglio nie notamment avoir retiré sa protection aux deux jésuites. Il précise que les deux prêtres ont décidé d'eux-mêmes d'abandonner leur propre congrégation. En outre, il assure qu'il est allé voir en personne les dictateurs Jorge Videla et Emilio Massera pour réclamer la libération des deux prêtres. Orlando Yorio est mort en Uruguay en 2000, convaincu que Jorge Bergoglio n'avait rien fait pour les sauver.
Face à la foule catholique réunie devant la cathédrale argentine pour fêter le choix d'un pape argentin, une poignée de militants des droits de l'homme ont manifesté leur indignation mercredi soir. "Le pape complice !" entendait-on notamment sur la place de Mai, à Buenos Aires, avant qu'une petite bataille aux poings éclate entre un militant et un fidèle catholique indigné. Pour Nicolas, âgé d'un peu plus d'une vingtaine d'années, "on cherche aujourd'hui des poux à Jorge Bergoglio comme on l'a fait avec Joseph Ratzinger en 2005 et les jeunesses nazies. C'est normal, car il est très exposé. Mais ce ne sont que des mensonges honteux."