Progressiste et moderne pour certains, conservateur et rétrograde pour d’autres, le pape François provoque de multiples réactions dans son pays d’origine. A un an de son élection par le Vatican, nombre d’Argentins expriment un sentiment de fierté nationale et de confiance retrouvée envers l'Eglise. D’autres, en revanche, regrettent que l’influence du pape argentin ne fasse qu’accroître le poids de l’église sur la société argentine.
Le 12 février 2013, l’Argentine reçoit la nouvelle comme une petite révolution. Archevêque de Buenos Aires et cardinal, Jorge Bergoglio, est élu pape par le Vatican. Une première pour le pays et le reste de l’Amérique latine, qui n’avaient jamais vu l’un des leurs accéder au plus haut rang de la hiérarchie ecclésiastique. « Le jour de son élection, c’était comme si la sélection nationale de football avait marqué un but historique, se remémore Alfredo Suárez, cinquantenaire originaire de Buenos Aires. J’ai toujours su que Dieu était argentin. » Lionel Messi, la Reine de Hollande et maintenant le Pape François. Trois personnages aux destins bien divergents mais qui ont en commun d’être argentins et de composer ce que certains appellent la « Sainte Trinité ».
La première année du pontificat vient de s’écouler et l’enthousiasme des croyants n’a pas décru. « Je crois beaucoup en lui. François est une personne moderne et ouverte au dialogue » confie Manuela Ledesma, à la sortie de la cathédrale de Buenos Aires. « C’est un pape très actif et plein de spiritualité » renchérit Ricardo Gómez.
Nouvelle image de l’Eglise
Avec le pape François, l’image de l’Eglise s'est déployée aux quatre coins de l’Argentine. Des drapeaux du Vatican sont accrochés aux balcons, d’innombrables photos et affiches, de toutes tailles, sont postées à Buenos Aires et dans le reste du pays. Les projecteurs du monde entier se sont également tournés vers le pays des gauchos. « Son élection a attiré l’attention sur l’Argentine, si loin du reste du monde, ainsi que sur ses problèmes sociaux », explique Sergio Rubin, journaliste argentin et auteur de la biographie officielle de François. « L'Eglise a souhaité moderniser son message, vieux de 2000 ans, ajoute l’écrivain. Les cardinaux l’ayant désigné ont saisi la nécessité de revitaliser le travail religieux et de décentraliser l'Eglise. »
Afin d’impulser cette nouvelle image de l’Eglise, le pape argentin comprend que l’institution doit se rapprocher de tous ses fidèles et, surtout, des plus démunis. Le travail dans les quartiers défavorisés, ainsi que le voeu de pauvreté, sont au cœur de l’œuvre de François. « Il a toujours suivi un mode de vie très humble » résume Gustavo Vera, législateur portègne et fondateur de l’ONG La Alameda, qui lutte contre l’esclavage sexuel, l’exploitation infantile et le narcotrafic en Argentine. M. Vera a travaillé à plusieurs reprises aux côtés de l’ancien archevêque de Buenos Aires et se rappelle qu’à l’époque, celui-ci « vivait dans une pièce étroite, portait de vieilles chaussures et refusait la publicité médiatique ». Les proches de François, tels que José María Di Paola, s’accordent à dire que « rien de la personne ni de ses idées n’a changé ». Surnommé « Padre Pepe », ce curé tiers-mondiste, qui a travaillé pendant quinze ans aux côtés du pape, dans un bidonville du sud de Buenos Aires, a seulement vu que le « timide » Bergoglio a depuis gagné « une grande force communicative. »
Des liens renforcés entre le pouvoir politique et la classe ecclésiastique
Divers observateurs assimilent l’humanisme du pape à une forme d’opportunisme. « Tout comme les politiques péronistes, tantôt néolibéraux tantôt interventionnistes, M. Bergoglio a su se mettre du côté des pauvres quand l’Eglise était remise en question pour son éloignement avec cette partie de la population » a déclaré au magazine Rolling Stone l’écrivain Martín Caparrós.
En changeant de statut, François a également gagné le soutien de la Présidente Cristina Kirchner, après dix ans de joutes sévères, avec elle et Néstor Kirchner, son défunt mari, président de 2003 à 2007. Les déclarations de Bergoglio sur les thèmes de corruption, de pauvreté ou encore sa confrontation avec le gouvernement lors de la légalisation du mariage homosexuel, en 2010, avait fini par en faire un « représentant de l’opposition ». Selon Jorge Altamira, dirigeant du Parti Ouvrier, ce changement de posture lui confère aujourd’hui le rôle d’« arbitre de la politique locale », ce qui aurait pour effet d’augmenter « la capacité d’interférence de l’Eglise sur la législation civile ».
Depuis un an, l’allégresse populaire a donc gagné nombre d’Argentins. Mais pas tous. Daniel Jones, professeur en sciences sociales à l’Université de Buenos Aires, soutient de son côté que le fait que le pape soit argentin « renforce les liens entre le pouvoir politique et la classe ecclésiastique ». Selon ce spécialiste en religion et droits sexuels et reproductifs, « l’élection de ce conservateur modéré s’est notamment traduite par une modification du code civil, qui définit désormais le commencement de la vie dès sa conception. »
Une position à laquelle souscrit le chirurgien Germán Cardoso, catholique non pratiquant : « Si ses actions contre la pauvreté et pour redorer l’image de l’Eglise me semblent positives, sa position face à l’avortement marque son conservatisme ». Membre fondateur d’un collectif de médecins argentins en faveur de la légalisation de l’avortement, il relativise toutefois l’influence de François sur la pratique médicale : « Les médecins qui avortaient déjà, des catholiques pour la plupart, ont continué de le faire. »
“La voix médiévale du catholicisme”
Les discours du pape argentin donnent souvent l’espoir d’une rupture avec le conservatisme de ses prédécesseurs. « Si une personne est gay et cherche le Seigneur avec bonne volonté, qui suis-je pour la juger ? » avait-il déclaré en juillet dernier, depuis Rio de Janeiro, lors des Journées Mondiales de la Jeunesse. Mais à Buenos Aires, de nombreuses voix considèrent sa position face aux droits des homosexuels comme profondément conservatrice. Osvaldo Bazán, journaliste engagé en faveur des droits des homosexuels, ne mâche pas ses mots : « Bergoglio est la voix médiévale du catholicisme ». « En 2010, il avait assimilé le mariage homosexuel à une manigance du diable contre le plan de Dieu » poursuit M. Bazán en faisant référence à des propos d'une lettre écrite par Jorge Bergoglio et datant de juillet 2010 en plein débat sur la légalisation du mariage homosexuel. Dans cette lettre que l’ancien archevêque de Buenos Aires avait adressé aux Sœurs Carmelitas : « Ne soyons pas ingénus : il ne s’agit pas d’une simple lutte politique ; c’est la prétention destructrice au plan de Dieu. Il ne s’agit pas d’un simple projet législatif (…) mais d’un “remue-ménage” du père du mensonge qui prétend confondre et tromper les enfants de Dieu ».
De nombreux Argentins n’ont pas encore été convaincus par François. « Il n’a impulsé aucun changement réel de doctrine, assure Manuela Castañeira, militante féministe du Nuevo Mas (Mouvement vers le socialisme). A travers son image, l'Église cherche à se moderniser en paroles et contenir ainsi l’immense crise de légitimité qu’elle traverse, en Argentine et dans toute l’Amérique latine. » Selon une étude réalisée en 2010 par le centre de recherches nord-américain Pew Forum, 72% des latino-américains sont de profession catholique, contre 90% en 1910.