En explorant les dernières zones de vie sauvage, Sebastião Salgado est allé en Patagonie argentine, là où éléphants de mer, baleines et orques prospèrent.
Pas de petit bain. C’est au péril de leur vie qu’éléphanteaux et jeunes phoques se jettent à l’eau pour apprendre à nager. Car sous les flots sombres rôdent des orques particulièrement redoutables. Ici, les superprédateurs ont développé une technique de chasse qu’ils se transmettent de génération en génération : s’approcher discrètement le plus près du rivage puis accélérer brutalement, cap sur la plage, pour happer leurs proies. Un sport extrême qui n’est pas sans danger puisque ces gigantesques delphinidés risquent de s’y échouer. Valdés est la terre de toutes les démesures. Un peu plus loin, on croit apercevoir une mère et son bébé. Erreur : c’est un câlin, façon éléphants de mer. Les mâles sont trois à quatre fois plus gros que leurs femelles.
Pointe nord de la péninsule : une orque profite d’une vague pour se jeter sur un bébé phoque. Un rugissement de fauve, un cri d’éléphanteau, une mare de sang. Personne n’a dévoré personne mais un « pacha » s’est senti menacé. Il s’agit d’un éléphant de mer, version mâle dominant. Avisant un concurrent, il a soudain soulevé ses 3 tonnes adipeuses, puis foncé en martelant le sol de ses nageoires avant. Au passage, la petite boule noire qui dormait est écrabouillée. Morte sur le coup. C’était un de ses bébés mais, chez ces phocidés, on n’a pas la fibre paternelle. Seule compte la possession du harem. Les deux poids lourds vont se heurter violemment. Pour remporter le combat, la force physique doit se doubler d’une arme psychologique : la trompe de ces messieurs, qui donne son nom à l’espèce, amplifie les vociférations. Plus elle est volumineuse et plus elle terrorise le challenger. Malgré le vacarme, les lions de mer tout proches ont à peine entrouvert une paupière. La scène se répète plusieurs fois par jour.
Phoques et otaries sont harcelés par l'orque
A plus de quinze heures de vol transatlantique depuis Paris, la péninsule Valdés fait partie de l’Argentine mais fourmille d’appellations évoquant la savane africaine. Les safaris s’effectuent sur le rivage, où de longues plages hébergent l’éléphant de mer et le lion marin, respectivement les plus gros phoques et otaries du monde. Ces monstres sont eux-mêmes harcelés par l’orque : en haut de la chaîne alimentaire marine, elle dépasse par sa taille tous ses cousins les dauphins. Reconnaissable à son corps noir taché de blanc, elle mesure jusqu’à 10 mètres. Enfin, sous les flots, la baleine franche dissimule les testicules les plus massifs du règne animal : une demi-tonne chacun.
Mais c’est sa graisse – 40 % de son volume – qui lui a attiré gloire… et malédiction. Son nom anglais, « right whale », est un raccourci de l’expression des baleiniers, « the right whale to kill », la bonne baleine à tuer. Une aubaine, en effet, puisque ce mammifère long de 15 mètres nage lentement et que, sitôt tué, l’épaisse couche de lipides sous sa peau le fait flotter. Facile à remorquer jusqu’aux navires-usines, où la graisse, une fois bouillie, livre une huile précieuse. Dans la baleine comme dans le cochon, tout est bon, dont la viande et les quelque 250 fanons de 2 ou 3 mètres de longueur qui servent à filtrer le plancton nourricier. Sous forme de corset, ils affinaient la taille des dames ou servaient d’armature aux parapluies.
Chez les baleines, la femelle s'offre parfois plusieurs amants d'affilée
Après l’invention du canon lance-harpon, la seule première moitié du XIXe siècle enregistre 45 000 victimes chez Eubalaena, son nom scientifique. Un tel massacre a failli l’éradiquer du globe. C’est d’ailleurs quasiment chose faite dans l’hémisphère Nord. Les nouvelles sont plus réjouissantes de l’autre côté de l’équateur, où 7 500 individus croisent entre les 18e et 55e parallèles. Avec une prédilection pour la péninsule Valdés, qu’un tiers d’entre eux rallient chaque année, en juin, début de l’hiver austral. Les baleines fuient ainsi les eaux glaciales du Grand Sud. Elles s’y sont gavées de minicrustacés comme le krill, en prévision des quatre ou cinq mois de jeûne qu’elles passeront en Patagonie. En échange de ce régime drastique, elles trouvent l’amour dans des courants marins plus tièdes, venus du Brésil. C’est madame qui choisit parmi une vingtaine de prétendants et s’offre parfois plusieurs amants d’affilée. Une fois fertilisée, elle remet le cap au sud. Elle sera de retour l’année suivante pour mettre bas et allaiter : à peine né, son petit mesure déjà 4 mètres et pèse 1 tonne, peu ou prou le volume d’une Smart.
Ces dernières décennies, la population d’Eubalaena australis croissait en paix de 7 % par an, jusqu’à une catastrophe récente. Depuis 2005, les baleineaux de Valdés sont fauchés par une mystérieuse épidémie. Parmi les suspects : la prolifération d’une algue toxique, pseudo-nitzschia. Les scientifiques d’Ocean Alliance, qui étudient ce groupe de baleines, incriminent aussi une mouette toute bête. Plus précisément, le goéland dominicain. A force de piocher dans les décharges à ciel ouvert qui se multiplient sur la côte sud-américaine, ces oiseaux se détournent de la pêche, trop fatigante. Ils ont trouvé une nouvelle astuce pour se nourrir à bon compte : se laisser tomber et transpercer la peau des baleines pour arracher un bout de cette graisse décidément maudite…
Les cétacés de Valdés sont désormais suivis par satellite
Les baleineaux passant plus de temps que leur mère en surface pour respirer, ce sont des proies de choix. Les blessures causent des infections. Et elles terrorisent les cétacés qui, bien obligés de se remplir les poumons, ne peuvent éternellement fuir ces attaques aériennes en restant sous les flots. Ces jours-là, le double souffle typique qui émane des deux évents n’évoque plus le V de la victoire. Les cétacés de Valdés sont désormais suivis par satellite. De quoi élucider moult énigmes sur cette espèce encore méconnue.
En attendant, les survivantes continuent d’éblouir les visiteurs de ce bout du monde. Les callosités de leur énorme tête – un quart du volume du corps – sont couvertes de petits crustacés parasites. D’où des graphiques de couleur blanche qui, telle une empreinte digitale, se révèlent propres à chaque individu. Surtout, ces créatures colossales adorent se projeter hors de l’eau. Leurs sauts, d’une extrême complexité, laissent les chercheurs perplexes. Certains affirment que c’est pour jouer, tout simplement. Quand les baleines replongent, le spectacle continue. En noir et blanc avec les manchots de Magellan. Incapables de voler, ces drôles d’oiseaux nagent comme des fusées. Mais ils sont tout patauds quand ils se dandinent sur la terre ferme pour aller pondre des bébés. Toujours dans le même terrier. C’est au bord de ce trou de 1 mètre de profondeur qu’ils retrouvent, année après année, l’amour de leur vie. La fidélité n’interdit pas des préliminaires : on se tourne autour en claquant du bec avant de fusionner à grands cris.
Rien de tel chez l’éléphant de mer, dont le harem compte une centaine de femelles. Plus modeste, le lion marin en rassemble une dizaine. Comme chez le célèbre félin africain, seule la tête du mâle est équipée d’une fourrure à poil long. Mais pas question d’approcher ce fauve, qui n’hésite pas à tailler en pièces l’humain trop curieux. De loin, ses rugissements suffisent d’ailleurs à donner la chair de poule. Si ses épouses se prêtent à ses moindres désirs, elles n’hésitent pas à le tromper quand, à la faveur d’une partie de pêche, elles croisent un bel amoureux potentiel. D’où de rapides étreintes adultères et sous-marines. Le maître n’a rien vu : pour surveiller son petit monde, il reste à terre durant des mois. Et se prive au passage de nourriture. Un sacrifice que s’impose également l’éléphant pacha.
Les orques ont une stratégie unique au monde pour arracher les bébés à leurs parents
Quand l’otarie devient maman, commencent les vrais soucis. Surtout si la colonie s’est installée à Punta Norte, dans le nord de la presqu’île. Les fonds sous-marins y sont creusés en forme de canal jusqu’à la plage. D’où une technique diabolique mise au point par les orques du voisinage : se dissimuler dans cette sorte de couloir, accélérer soudain et se jeter sur les lionceaux qui apprennent à nager au bord de l’eau. Si la manœuvre réussit, elles croquent 20 kilos de chair fraîche et tendre. Les attaques, aussi brèves que spectaculaires, découvrent presque entièrement ces géants océaniques dont la nageoire dorsale, chez le mâle, atteint à elle seule 2 mètres de hauteur. L’opération relève de la prouesse, sportive et cognitive. Il faut attendre la marée haute, quand les vagues lèchent une zone particulièrement pentue de la plage, et savoir jusqu’où ne pas aller trop loin. Une erreur de calcul et le delphinidé d’une dizaine de tonnes se retrouve échoué. Cette acrobatie, unique au monde, n’a rien d’inné. La trentaine d’orques de Punta Norte l’a un jour inventée et, depuis, les mères passent des années à l’enseigner à leur progéniture.
Fasciné par leur intelligence, un des rangers de la réserve, Roberto Bubas, les contemplait du bord pendant des heures. De jour en jour, les nageoires triangulaires fendant les flots se rapprochaient de lui. Au lieu de s’en inquiéter, il finit par entrer dans l’eau. Stupéfaction : tel le gentil “Flipper” de la série télévisée, les monstres viennent se coller à lui et se laissent longuement caresser. Depuis, les orques le retrouvent à chaque promenade sur la grève ou quand il se déplace en kayak. Elles raffolent tout particulièrement des airs d’harmonica qu’il leur joue. Mais le ranger ne les nourrit jamais : « Elles n’attendent rien de concret de ma part, ni moi de la leur, dit-il. Nous sommes juste des amis. »
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