Les autorités ont annoncé en fin de semaine dernière la possibilité pour les épargnants de posséder de nouveau des comptes en dollar, tournant ainsi le dos à leurs affirmations précédentes concernant le statut de la monnaie nationale. (On croirait Hollande et Moscovici discourant contre les vilains financiers pour ensuite mener la politique que l'on sait...)
Sur le coup, cette annonce improvisée a pris de court les opérateurs financiers et vendredi tous les "arbolitos" (changeurs au noir) avaient disparu de Florida et Lavalle (les deux rues piétonnières du centre ville où l'offre et la demande informelles de devises étrangères ont pris l'habitude de se rencontrer).
Les détails publiés hier ont relativisé l'évolution annoncée (blocage pendant un an des dépôts en dollars, subordination du montant des dépôts aux revenus déclarés, impossibilité de faire des dépôts en liquide, taxe de change de 20% (ou de 35% ce n'est pas encore très clair...) et du coup le marché parallèle a redémarré dès hier: 12,25 pesos le dollar "blue" contre 8 pesos le dollar officiel (et la Banque Centrale a dépensé 100 MUSD pour soutenir ce cours).
En pratique les mesures annoncées n'ont d'intérêt que pour les gens suffisamment riches pour acheter du dollar officiel à 10 pesos pour aller le revendre sur le marché parallèle (comme l'a immédiatement dénoncé le dissident ex-péroniste Pino Solanas).
L'absence, après des années de déni pur et simple, de toute mesure sérieuse de lutte contre l'inflation (qui atteint 25-28% pour un taux officiellement admis de 10%) condamne de toute façon l'actuelle politique de change à l'échec.
Après 10 ans au pouvoir, le kirchnérisme est à bout de souffle, rongé par l'incurie, l'incompétence, la corruption généralisée (j'ai pu constater que les Argentins entretiennent vis-à-vis de leur politiciens le même cynisme désabusé que les Napolitains) et surtout l'absence de démarche stratégique de reconstruction du pays, montrant ainsi les limites du national-populisme: ses politiques de redistribution clientélistes et mal ciblées l'ont rendu encore plus dépendant des exportations agro-alimentaires (et en particulier du soja OGM) pour les rentrées de devises. Et vu l'incertitude et la volatilité croissante des taux de change, beaucoup de producteurs agricoles font aujourd'hui la grève des exportations ce qui réduit d'autant la marge de manoeuvre du gouvernement, surtout en l'absence d'une politique d'économie d'énergie et de reconstruction des infrastructures de transport (50% des sorties de devises servent à l'importation de pétrole et de gaz, et l'essentiel du reste à subventionner les dépenses touristiques des classes moyennes supérieurs à l'étranger, d'une part, et le prix de l'électricité et du gaz d'autre part).
Le gaspillage énergétique est hallucinant: il n'est pas rare de voir dans un appartement de Buenos Aires un climatiseur de 1500W dans chaque pièce et le prix trop bas de l'électricité (car l'Etat subventionne sans plafonnement plus de la moitié du coût du kWh sauf dans quelques quartiers ultra-chics de Buenos Aires) n'incite pas à la sobriété.
Après la privatisation des chemins de fer publics par les péronistes "libéraux" dans les années 90, et le désinvestissement qui s'est ensuivi (les nouveaux opérateurs privés voulaient gagner de l'argent tout de suite, y compris pour rentabiliser les énormes pots-de-vins versés aux politiciens et l'embauche obligée de nombreux ñoquis (employés fictifs ou de complaisance)) a rendu le transport très lent (il faut 14h de train pour aller de Buenos Aires à Cordoba...) et/ou très coûteux (sans parler de l'efficience énergétique désastreuse du transport par avion, bus ou camion). Il y a eu vers 2005-2006 des velléités de créer une ligne TGV vers Rosario et Cordoba (avec sûrement de gros pots-de-vins en perspective...) qui ont été rapidement abandonnées face à l'impossibilité de mobiliser les capitaux extérieurs nécessaires; il y a eu aussi quelques rames de train d'occasion achetées en Espagne (dont la plupart se sont révélées inutilisables: encore un bel exemple de contrat international où incompétence et corruption se sont conjuguées pour gaspiller l'argent public).
Bref le bilan des kirchnéristes en matière de rénovation des infrastructures et d'économies d'énergie est catastrophique, alors que c'est une pré-condition à la reconstruction d'un système productif auto-centré qui soit économiquement et écologiquement efficient.
Alors, les Argentins se consolent en faisant des blagues méchantes: ainsi le dollar "blue" a un temps été surnommé "dollar Sarmiento" "parce qu'il ne s'arrête pas quand il arrive à Once" (allusion à un accident en gare de Once (onze en espagnol) d'un train de la ligne Sarmiento qui avait fait des dizaines de morts).