"Avec sa mort, Jorge Videla devient un homme"’

Que signifie, pour un Argentin d’aujourd’hui, la mort d’un ancien dictateur ?

La peine de prison que Videla a purgé n’est rien au regard des crimes commis, mais ce n’est pas là le vrai problème. Le vrai problème, c’est qu’il est mort sans donner le moindre renseignement sur ce qu’il est advenu des disparus et des enfants volés. Pour toutes les personnes qui ont souffert du terrorisme d’Etat, ne pas avoir de liste et d’indications sur les disparus est très lourd et douloureux. Videla part avec ses secrets, dans l’impunité, ou presque, laissant dans le désarroi toutes ces familles qui, jamais, ne pourront faire le deuil de leurs parents, de leurs enfants, de leurs grands-parents… Cette blessure restera ouverte pour des générations et des générations d’Argentins.

En quoi Jorge Videla se distinguait-il des autres acteurs de la répression ?

Videla avait mené le putsch de 1976 et assumait pleinement tous les faits de la dictature militaire. Il n'a jamais manifesté ni remords ni regrets et a toujours revendiqué ce qu’il avait fait, comme les Nazis lors du procès de Nuremberg. Il avait cette conception "d’illuminé" que l’Argentine avait besoin d'une société parfaitement chrétienne et occidentale. Dans ses valeurs, il n’y avait pas de place pour ceux qu’il considérait comme les ennemis de cette idéologie et des forces armées. Ils devaient être physiquement éliminés, conformément au plan Condor décidé conjointement par la Bolivie, l’Uruguay, l’Argentine, le Chili, le Brésil, le Paraguay, et mis en oeuvre à partir de 1976.

Le décès de Jorge Videla marque-t-il un tournant dans le travail de mémoire ?

Sa mort ne signifie pas la fin de la lutte pour le devoir de mémoire. Les enfants des disparus, via le mouvement HIJOS, continuent de se battre aux côtés des Abuelas de Plaza de Mayo, leurs grands-mères de la place de Mai. Le temps qui passe ne facilite pas les choses, mais rien ne sera jamais aussi difficile qu’en 1977, quand les mères des disparus ont commencé à descendre dans la rue en pleine dictature militaire pour demander où étaient leurs enfants et leurs petits-enfants. La lutte pour la mémoire, la vérité, la justice est ancrée dans l’histoire, le ventre, le sang des Argentins.

Notre travail continue, et les procès aussi. On ne peut pas baisser les bras parce qu'un ancien dictateur est mort. Videla était le responsable, mais il ne représentait rien de plus que les autres. Ils sont encore des centaines en prison et à comparaître devant la justice, même si déjà beaucoup sont morts. L’an dernier encore, quarante ans après les faits qui leur étaient reprochés, des militaires de la marine argentine ont été jugés pour les "vols de la mort" ; ils étaient tous présents et bien vivants.

Où en est le dossier des "bébés volés" ?

C’est Videla qui avait mis en place cette pratique : les femmes enceintes considérées comme ‘subversives’ étaient détenues dans un camp, puis transférées dans des maternités clandestines où les enfants leur étaient enlevés pour être placés dans des familles proches des institutions militaro-judiciaires sous une nouvelle identité. Et puis la mère était jetée vivante à la mer dans le Rio de la Plata lors des "vols de la mort".

Quelque 500 enfants sont nés dans ces conditions. Pour l’instant, les Grands-mères de la place de Mai en ont retrouvés 110, qui ont entre 35 et 40 ans. Quant aux autres, savent-ils qu’ils ont été adoptés ? Le soupçonnent-ils ? Nul ne le sait... Ces secrets vont jeter une ombre sur plusieurs générations d’Argentins. La mort de Videla referme ce ‘trou’ dans leur histoire et obscurcit encore un peu plus la vérité.

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