Au royaume du "trucho*"

* trucho : faux

Il est 3 heures du matin, de l’autre coté du périphérique de Buenos Aires, dans le quartier populaire et quelque peu délabré de Lomas de Zamora. Des bus, venus des quatre coins de l’Argentine, mais aussi du Paraguay, Bolivie et Peru, attendent en file pour se stationner sur un parking. Dans les longs couloirs d’un bâtiment encore en construction, quelques milliers d’individus se pressent autour des stands de grossistes qui vendent jean, chemises, baskets, lingerie, signés de toutes les marques imaginables. Les acheteurs repartiront, quelques heures plus tard, avec plusieurs kilos de courses qu’ils revendront dans leur ville d’origine. Bienvenu à la Salada, le plus grand marché informel d’Amérique Latine. 
En 1950,  dans une Argentine fleurissante, sous la présidence du fameux président Peron, la Salada était une station balnéaire populaire des rives du Riachuelo. Avec le temps, une urbanisation incontrolable et la contamination fatale du fleuve, l'ancien paradis de vacance est devenu un des quartiers les plus défavorisés de la mégalopole , et le lieu idéal pour une foire informelle. Plus de 30 000 stands s’y installent tous les mardi, jeudi et dimanche et on estime le chiffre d’affaire entre 150 et  300 millions de pesos (13 à 27 millions d'euros) chaque jour d’ouverture.  La Salada est une méga-foire qui nourrit la plupart des autres grandes foires latines, notamment à la Paz ou à Lima. Elle vendrait même certaines de ses tongs "Havaianas" en Angola, dans l'Afrique lointaine. Si son rôle est principalement économique, c’est aussi un phénomène social : telle une petite ville, elle a son école, son terrain de foot, ses fêtes religieuses, ses traditions. Jorge Castillo, la cinquantaine, visage rond, au rire gras et contagieux, est un ancien cordonnier devenu administrateur de Punta Mogote, la plus grande des trois coopératives qui organisent la foire. Il défend corps et âme la qualité des produits vendus. Lors de la crise du néo-libéralisme qui devasta l’économie argentine à la fin des années 90, les "petites mains" des ateliers de couture de marques telles Lacoste ou Adidas, décident de monter leurs propres affaires en réalisant des répliques avec les mêmes tissus et le même savoir-faire. A peine sortie de fabrique, ils sont revendu à un prix record : un bustier Nike qui vaut 350 pesos (32€) en magasin est vendu 45 pesos (4€) à la Salada .  Castillo s’esclaffe quand on lui dit que  l’Union Européenne a dénoncée  la Salada comme « symbole de la falsification des marques ».«  Elle n’a qu’a venir, l’Union Européenne ! Ici tout est en règle, nous sommes innocents tels des blonds aux yeux bleus! ». Le marché donne du travail plus de 10 000 personnes, dont une grande partie travaille au noir. Cela n’inquiète ni Castillo ni les autres organisateurs. Il dit ne voler aucune clientèle aux grandes marques, dans la simple mesure où ses clients représentent les classes les plus déshéritées et n’auraient jamais les moyens de se payer des vêtements chers . « L’Etat n’a aucun intérêt à nous faire la guerre, nous travaillons pour le bien commun. Nous habillons 70% de la population argentine : la partie la plus pauvre». A laquelle s’ajoute, en ces temps  de crise, une bonne partie de la classe moyenne. En 2013, l’Argentine a connu un inflation annuelle de 28,4%. Au sein de la Salada, elle n’a été que de 8% : la foire représente donc une économie alternative plutôt séduisante.   Pour les années à venir, Jorge Castillo à de nombreux projets. Dans quelques mois, la Salada vendra aussi des aliments, deux fois moins chers comparés aux prix des supermarchés. « Un pain vaudra ici 10 pesos (0,9 euros), alors qu’il est vendu à 24 pesos (2,2 euros)  chez Carrefour, où il est industriel et de mauvaise qualité ». Un succursale vient de voir le jour à Mendoza il y a seulement quelques semaines et connait deja un grand succès. La prochaine étape de rêve: Miami . Jorge Castillo à déjà trouvé les investisseurs, « tous nets » , ainsi que le lieu. Les vêtements, selon la saison, seront fabriqués en Argentine et transportés aux Etats-Unis.  « Un peu de maté la Salada? », me propose Señor Castillo avec un grand sourire . Définitivement, il est l’un des seuls argentins que j’ai rencontré dernièrement à ne pas se plaindre de l’économie nationale. 

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