#ATTENTATS - Bafouille solidaire d'une étudiante de Sc. Po en Argentine
Claire est étudiante à Rosario depuis quelques mois. En réaction aux divergences d'attitudes et d'opinions qui ont suivi la mobilisation de la communauté française post-13 novembre en Argentine, elle nous a envoyé ce "joyeux pamphlet qui mélange patriotisme, remises en question et politique internationale".
Maman, c’est quoi, une idée ? J’aurais bien pu lui demander, à ma mère, quel était ce lien parfois flou entre la pensée, les Lumières, la volonté, l’utopie, l’espoir et puis, au bout du chemin des émotions et des actions en chaîne, le progrès.
Étudiante en sciences politiques, j’ai la chance de bénéficier d’une des bourses accordées par le système français pour gagner l’ouverture sur le monde qu’offre une année à l’étranger. Je suis arrivée en Argentine début août, en plein coeur de l’hiver. J’ai découvert beaucoup de choses et, au fur et à mesure qu’il m’a adoptée, je suis tombée amoureuse de ce pays. De ce pays et, plus amplement, de ce continent où il reste réellement, avec l’espoir et l’âme des paysages, quelque chose de révolutionnaire.
Puis, mi-octobre, j’ai eu le mal du pays. Le mal de mon pays. On m’avait souvent parlé de lui avant mon départ, mais je ne le craignais pas, sans doute parce que n’arrivais pas à lui attribuer un quelconque visage. Quand il m’a enveloppée de sa cape à la fois douce et acerbe, j’ai eu des envies, puis des besoins physiques avant de les mettre en relation avec des pensées ; et enfin avec des mots. Avant de poser le pied en terre gaucho, je ne m’étais jamais sentie mondaine, je n’avais jamais eu l’impression d’apprécier le confort. Pourtant, moi qui m’écris sur les mains à défaut de bloc-notes ou d’agenda, moi qui ne me brosse pas les cheveux et préfère les chemises de dépôt-vente taille XL aux jolies robes, moi la baroudeuse un peu hippie, un peu bobo, j’ai eu envie, puis besoin, d’une tisane au tilleul et d’un muffin à la myrtille, qu’on déguste au fond d’un fauteuil en cuir, au coin d’une cheminée dans laquelle on jette les cendres d’une de nos éternelles Gauloises. J’ai eu envie d’architecture d’intérieur, de façades haussmanniennes, de beauté, de raffinement, de verres ballons, de bougies parfumées au patchouli et d’un vin chaud dans les rues de ma ville, Bordeaux, à l’ambiance marché de Noël.
Née à Neuilly d’une mère un peu snob et d’un père un peu artisto-bohème, qui partageaient tous les deux leur esprit de fervents Parisiens, une moitié de coeur rue de Rivoli, des artères rue de Passy et des souvenirs de hérissements de poils au coeur du onzième, j’ai beaucoup déménagé. J’ai eu la chance de connaître les immenses jardins bien entretenus et les grandes maisons en pierre dont le lierre recouvre les façades en Haute-Normandie. J’ai apprécié le caractère des grandes Angevines et leurs salons-salle à manger au premier étage. J’ai monté des centaines de fois les escaliers en pierre qui font faire du sport sans s’en rendre compte, pour profiter de la vue que m’offrait un petit vingt mètres carré sur les toits de Bordeaux, à dix mètres de la noble place de la Bourse et du délicieux port de la Lune. Et puis. Et puis j’ai usé mes jeans - troués - sur les chaises du jardin du Luxembourg, repris mille fois cette photo du type tatoué qui fait le poirier et crache du feu devant Beaubourg pour une pièce dans sa casquette. J’ai voulu faire semblant d’être une vraie Parisienne, pure et dure, en courant dans les marches de la ligne 4 pour finalement me prendre les pieds dedans et m’étaler de tout mon long. J’ai cherché la wi-fi au Starbucks des Champs-Élysées parce que j’avais épuisé tout mon crédit internet en écoutant Piaf et Brel lors d’un voyage en train post-rupture. En résumé, j’ai vécu la France, vibré pour elle et avec elle. Le plus beau dans tout ça ? C’est que je ne le savais pas.
En Argentine, on prend beaucoup de taxis. Les questions et discours des chauffeurs sont tous les mêmes, si répétitifs qu’ils peuvent parfois devenir pesants dans tout leur très agréable respect. Tu es Française ? Que lindo. La France, c’est magnifique. Si je connais quelque chose de la France ? Bien sûr ! La Tour Eiffel, et Paris ! Paris est magnifique ! Comment ça, la construction de la Tour Eiffel a connu une grande résistance ? Comment ça, tu ne la trouves pas belle ? Que loca que sos !
En Argentine, il y a aussi beaucoup de lieux à découvrir, de bars et de cafés français entre deux cuadras de Buenos Aires, et d’évènements intéressants. Samedi 14 novembre, il y avait ce festival, où nous sommes allés applaudir Manu Chao et d’autres bandas de rock national. Au milieu des pogo et des armoires à glace sous MD, deux amies Françaises et moi brandissions un drapeau bleu, blanc et rouge, en sautant à pieds joints pour ne pas terminer le festival écrasées dans la boue. Éliminant les calories des délicieuses empanadas et du tendre dulce de leche, nous ne l’avons jamais lâché. En criant « próxima estación : esperanza », un Argentin à ma gauche a attrapé un pan du drapeau et l’a agité avec nous. Un autre a pris sa relève. Puis encore un autre. Au final, ce sont des dizaines d’Argentins qui nous ont adressé leur solidarité, au moyen d’abrazos et de paroles réconfortantes. Grande fan de Manu Chao, jamais les paroles de ses chansons n’avaient eu tant de sens pour moi, et nous lui pardonnerons presque de ne pas avoir évoqué le traumatisme qu’avait vécu, la veille au soir, sa ville natale.
En effet... Pourquoi cette vague de solidarité pour la France, et non pour le Liban ou la Syrie ?
C’est la question qui, d’un autre côté, nous a été posée en conclusion de messages plutôt agressifs de la part d’autres Argentins qui, dimanche 15 novembre, se sont opposés à la marche de solidarité que mes amis et moi avons organisée à Rosario, notre ville d’adoption. Ces derniers perçoivent les attentats comme la conséquence logique de notre européanocentrisme et impérialisme.
Ont-ils tort ? L’inégal traitement d’un jeune hipster Parisien qui boit une bière en terrasse en parlant librement de sexe, auquel de nombreux citoyens du monde ont envie de s’identifier, contre celui d’un jeune Libanais qui a faim et ne connaît pas le bonheur de l’émancipation, auquel il est logiquement moins évident de vouloir ressembler, est d’une glaçante réalité. Il est juste de le souligner ; et la révolte qui a animé nos contradicteurs est entièrement compréhensible. Pourtant, lorsqu’on se renseigne un peu, on constate que seuls trois pays d’Amérique Latine (l’Uruguay de Pepe Mujica en tête) ouvrent leurs portes aux réfugiés syriens. En Argentine, seuls 100 d’entre eux ont intégré le pays avec un visa humanitaire, et cette insertion est limitée aux familles et amis d’Argentins. Au-delà du concept du mort-kilomètre, c’est donc l’affectivité qui prime et dirige les conduites politiques. L’attitude de mon cher et tendre pays d’accueil en terme de politique internationale reflète le caractère très paradoxal des critiques qui ont été adressées à mon tout aussi cher et tendre pays natal : est-ce donc - au sens laïc du terme - un péché que de se rassembler pacifiquement pour la paix, en prônant symboliquement les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité qui sont celles de la France ?
Alors oui. Si certains prônent la dé-sentimentalisation de la politique, ayons donc le droit de prôner la dé-politisation du sentiment. Tout en sachant que ces deux sphères resteront intimement liées, et que ce lien est à l’origine de bien des désaccords. C’est normal. C’est normal mais je t’en prie, querida Argentina, suis donc le modèle de ceux qui ont agité ce drapeau avec nous samedi dernier. Laisse-moi donc être heureuse de te voir m’adopter, tout en marchant dans la rue la tête haute en fredonnant La vie en rose, qu’une Madonna compassionnelle mais pas aveugle a laissée dans un creux de ma tête. Les valeurs qui sont les miennes, par la chance que j’ai eue de naître dans un État de Droit où - nous ne l’aurons jamais assez répété - je n’ai pas peur en rentrant chez moi le soir après avoir bu trop de pintes et chanté dans la rue après la fermeture des bars, sont une grande part de ma fierté patriote et, si je bois du yerba maté avant un asado où tes ressortissants me passionneront en parlant de la campagne scioliste, je continuerai de prôner les valeurs qui sont celles de mon pays natal, à travers ses avancées historiques. C’est peut-être pour cela, d’ailleurs, que tes enseignants de faculté me font étudier les répercussions de la Révolution Française sur les modèles de famille latino-américains.
Alors oui. Je resterai une joyeuse saleté d’expatriée française qui, outre tout l’amour qu’elle t’accorde, querida Argentina, querido mundo dans son incroyable intégralité, reste fière d’être indignée, insolente, de chanter dans la rue, d’être une fille relativement libérée du machisme et des préjugés, de faire des blagues borderline, d’écouter Piaf, Brel et Fauve parce qu’on peut vivre avec son temps, de sauter de joie quand une de mes amies également expatriée reçoit un colis de ses parents et que nous mangeons une raclette avec du bon vin rouge. Pourquoi ? Parce que ce qu’on appelle communément le « devoir de mémoire » nous pousse à nous rappeler cette minute de silence vibrante qui avait suivi le 7 janvier. Le 13 novembre en aura fait naître une seconde. Pourtant, quand on repense au 7 janvier, ce sont les minutes, les heures, les jours et les semaines qui ont suivi cette minute silencieuse dont on se souvient, ces semaines où les voix se sont élevées bien plus haut que la peur, que la peine, que la haine ou que la mort, tout là-haut pour aller attraper l’espoir, la force et la beauté des regards. La seconde minute de silence impliquée par le 13 novembre sera autant de temps pour préparer une plus grande résistance, parce que la lassitude et l’abandon n’existent pas dans un monde où l’on peut encore rire, vibrer, écouter, créer, croire, espérer, et se rappeler ce moment de Casablanca où, comme aurait dit Charlie, « l’amour plus fort que la haine » transcende chaque parcelle de peur et nous donne envie de conclure en même temps qu’Humphrey Bogart : « nous aurons toujours Paris ».
Claire Griois (www.lepetitjournal.com) mercredi 18 novembre 2015