ARGENTINE • "Une frénésie de torture"

"Crache le
démon", hurlait le policier José María Cardozo qui torturait Miguel
Angel Molfino. A l'audience, l'écrivain et journaliste a évoqué les deux jours d'enfer
qu'il a endurés, témoignant dans le cadre du procès Caballero où sont jugés des
crimes contre l'humanité commis à la Brigade d'enquêtes de Resistencia
(capitale de la province du Chaco) entre 1974 et 1979.

Dix ex-policiers et deux militaires
sont inculpés. [Pendant la dictature, entre 1976 et 1983, les forces armées
avaient ouvert dans tout le pays des centres de détention clandestins, parfois
appelés "brigades", où était organisée la disparition de nombreuses
personnes.]

Molfino, ancien militant de l'Armée révolutionnaire du peuple (ERP), était accompagné de toute sa
famille, jusqu'au "plus petit", Martín,
98e petit-fils récupéré [par l'association des grands-mères de la
place de Mai] et fils des disparus Gustavo Amarilla et Marcela Molfino.

Chiffonnant une feuille de papier qu'il a fini par ne pas
lire, Molfino a d'abord prêté serment sur "les
compagnons tués et disparus". "Connaissez-vous
les accusés ?" lui demande-t-on.

"Oui. Ce sont des
tortionnaires."

Avant d'exposer son cas, il résume l'histoire de sa famille :
sa mère assassinée en Espagne dans le cadre du plan Condor [système de
répression sans frontières auquel ont participé la plupart des dictatures
d'Amérique du Sud], l'une de ses sœurs, Marcela, et son beau-frère, Gustavo, portés
disparus, son frère et son autre sœur emprisonnés ou contraints à l'exil avec
leurs époux.

L'antichambre de l'enfer

Molfino prenait un café avec l'architecte Eduardo Buticce dans
un bar de Buenos Aires quand il a été arrêté le 23 mai 1979.

Il avait quitté Resistencia parce qu'il était menacé par la "triple A" (Alliance anticommuniste argentine), qui lui avait volé sa voiture.

On le conduit au commissariat n° 3 où les policiers lui ont "fait faire le sous-marin" en
lui plongeant la tête dans un "seau rempli de merde et de pisse". Puis on le fait monter, menotté et sous escorte,
dans un avion de ligne pour Resistencia, où il est enfermé dans la prison de la
police avant de passer sous la coupe des militaires et d'être transféré à la
Brigade d'enquêtes de la ville. "Si
l'enfer existe, cet endroit en était l'antichambre", déclare Molfino.

Il se retrouve face à l'un des accusés, Gabino Manader. "L'incarnation du mal",
commente Miguel Angel. La première chose qu'entend le prisonnier, c'est "le cri de joie animal" du
commissaire Carlos Thomas, aujourd'hui décédé, qui était le chef de la
"bande".

"Il n'y avait pas
de questions. Seulement une frénésie de torture", poursuit Molfino. "L'organisation [ERP] était décimée,
elle n'existait plus. [Mais] ils voulaient me détruire. Ils me frappaient avec
perversité. Je ne comprends toujours pas cette obsession d'envoyer des
décharges électriques dans les parties génitales et l'anus. Cardozo me criait :
'Crache le démon !'" Un jour, Manader lui "brise
un tympan en le frappant avec un téléphone".

Pesant chaque mot, il rapporte la conversation de deux de ses
geôliers : "Les révolutionnaires
sont tous des putes." Les mêmes lui "enfoncent un bâton dans le derrière", ce qui lui provoque une
hémorragie. Il est examiné par un médecin qui l'envoie à l'hôpital.

Un certain Dr Schamber lui demande ce qui s'est passé. "Ce sont des marques de naissance",
répond Miguel Angel, qui n'avait pas perdu son sens de l'ironie. Le médecin ne veut
pas le laisser partir mais les agents de la Brigade l'emmènent.

"Je n'en pouvais
plus. J'avais envie de mourir."

Molfino est alors transféré à la prison de la police puis à
l'unité pénitentiaire n° 7 : "J'ai
demandé un médecin et ils m'ont conduit devant le Dr Schanton, une vieille
connaissance de la famille. Je lui ai raconté les tortures que j'avais subies à
la Brigade et je lui ai dit que j'urinais du sang. Il me dit : 'Ça ne
serait pas que tu te branles beaucoup ?‘“

De retour à la Brigade, on l'enferme dans une cellule. La
torture continue. Il finit par être traduit devant un conseil de guerre : son
avocat, un militaire, lui conseille de se déclarer coupable de l'assassinat de Juan
Carlos Sánchez [un général assassiné par l'ERP en 1972].  

[Incarcéré en novembre 1979, Molfino ne recouvrera la liberté qu'en 1983. En 2010, les accusés seront condamnés à des peines de prison allant de quinze à vingt-cinq ans.]

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