Anne-Flore Marxer: «On s’est tenu la main et on leur a dit adieu»

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Par Marie Mathyer - 18.03.2015 06:00

Anne-Flore Marxer: «On s’est tenu la main et on leur a dit adieu»



La snowboardeuse suisse était en Argentine sur le tournage de «Dropped», une émission d’aventures, quand deux hélicoptères se sont écrasés. Dix personnes ont perdu la vie. D’un coup, le rêve a viré au cauchemar. De retour en France, pour nous, elle évoque ses souvenirs, entre enthousiasme et tristesse infinie.

Paris, un café sans âme du XVIIIe arrondissement. Dehors, il fait glacial et gris. Dedans, sur la table, le téléphone n’arrête pas de vibrer. Il rappelle, lancinant, l’absurdité «d’un truc qui n’aurait jamais dû arriver». Anne-Flore Marxer, championne du monde de snowboard freeride en 2011, est en France depuis une poignée d’heures. A peine débarquée d’Argentine, elle s’est réfugiée dans l’appartement d’une amie où l’ont rejointe sa mère et quelques proches venus s’assurer qu’elle est bel et bien là, enfin dans leurs bras, vivante. Pour nous, elle a accepté de témoigner. Pour raconter les jours heureux, l’aventure partagée, la connivence, aussi, qui unissait les participants et la production de Dropped, cette émission qui ne verra jamais le jour.

«Eux ou nous, c’était pareil»
Mardi 10 mars, aux alentours de 17 heures, deux hélicoptères se sont télescopés, quelques minutes après leur décollage, près de Villa Castelli, dans la province de la Rioja, dans le nord-ouest de l’Argentine, à 1100 kilomètres de Buenos Aires. Le premier hélicoptère transportait trois candidats et un cadreur. Le second appareil avait à son bord quatre membres de l’équipe technique. Les pilotes Juan Carlos Castillo et César Roberto Abate, les réalisateurs, journaliste et techniciens Laurent Sbasnik, Lucie Mei-Dalby, Volodia Guinard, Edouard Gilles et Brice Guilbert, la navigatrice Florence Arthaud, la nageuse Camille Muffat et le boxeur Alexis Vastine sont tous décédés dans le crash.
Les mains crispées autour d’une tasse de thé de menthe, Anne-Flore Marxer vacille entre tristesse et nostalgie. Elle est un peu perdue, un peu écœurée aussi. A l’autre bout, des messages qui s’entassent dans son smartphone, des amis de partout, mais aussi des inconnus, des journalistes, beaucoup. Son statut de rescapée l’a transformée en pâture. Elle doit absorber l’angoisse et le soulagement de ceux qui l’ont crue morte et l’avidité de ceux qui s’interrogent sur les détails de ce tragique accident. «Depuis mardi, on était entre nous, isolés au milieu de rien. Puis, au fur et à mesure, les médias sont arrivés. Parfois, même, les gens étaient au courant de tout avant nous. J’ai tenu jusqu’à ce qu’on nous annonce qu’on pouvait rentrer. Et puis j’ai craqué. Hier, ce qui m’a fait le plus de peine, c’était de réaliser, dans le bus, qu’il manquait la moitié de l’équipe», confie-t-elle d’une voix blanche. Pour les besoins de l’enquête, un juge a auditionné les témoins. Grâce à la diligence et à la compassion des justices argentine et française, les 27 rescapés ont pu rentrer chez eux plus tôt que prévu. Tout s’est emballé: voyage en bus, embarquement à Buenos Aires, arrivée à Paris, réception sur le tarmac par le PDG de TF1, retrouvailles avec les proches dans un salon VIP. Puis chacun est reparti tenter d’affronter seul la réalité.
Comment réaliser d’un coup que la vie ne sera plus jamais la même? «Tu ne devrais jamais avoir à vivre ça, pleure Anne-Flore. Quand tu fermes les yeux, bien sûr que tu verras toujours l’horreur de ce qui s’est passé. Ces scènes sont gravées dans ma tête. Mais je ne peux pas avoir que ça. Je dois aussi, pour leur mémoire, pour la mienne, me rappeler des moments exceptionnels qu’on a vécus avant. Parce que le plus important, c’est que nous tous, nous étions là pour vivre un truc qui nous faisait rêver. On avait l’occasion de réaliser quelque chose de fou. Et si ça avait été moi dans l’hélicoptère, parce que ça aurait pu, c’était eux, c’était nous, c’était pareil, je n’aimerais pas que ces détails, ces suppositions, ces polémiques viennent ternir nos souvenirs et la beauté de cette aventure.»

Yeux bandés et sourire jusqu’aux oreilles
Pour conjurer le drame, la fille de Préverenges se raccroche à une dernière image. Camille, Alexis, Florence. L’équipe des bleus. Ils ont les yeux bandés pour le suspense et un sourire jusqu’aux oreilles. Ils chahutent en riant au moment d’embarquer.
Ce mardi après-midi, les participants et la production de Dropped commençaient le tournage de la deuxième étape de l’émission, un concept de télé­aventures suédois qui allait être diffusé cet été en prime time sur la chaîne française. Sur les huit sportifs d’élite engagés dans le jeu, il n’en restait déjà plus que sept. Le footballeur Sylvain Wiltord, éliminé, était rentré à Paris. Les autres, eux, allaient être lâchés une nouvelle fois dans la nature pour trois jours de marche. Leur mission: sans boussole ni carte topographique, ils devaient retrouver le chemin de la civilisation. «La première équipe qui trouvait une prise électrique pour brancher un téléphone satellite et appeler la production avait gagné.» Au sol, les rouges, le patineur Philippe Candeloro, le nageur Alain Bernard, l’ex-cycliste Jeannie Longo et Anne-Flore Marxer attendent leur tour pour décoller. «On avait tellement hâte.» Et soudain le crash. «J’ai tout de suite compris que les deux hélicoptères étaient touchés. Il n’y avait plus de bruit. Plus de son.» Les rescapés se précipitent, mais il n’y a déjà plus rien à faire. La snowboardeuse se tait. Trop d’émotions, trop de chagrin. Elle souffle ne pas avoir envie de raconter ces instants qui n’appartiennent qu’à ceux qui les ont vécus.
Elle voudrait essayer de se souvenir des bons moments. Le premier message Facebook qui l’invitait à participer à l’émission. Le salon de l’aéroport de Roissy où elle a rencontré les autres. «On s’est découverts il y a quinze jours, au moment de monter dans l’avion. On ne savait ni qui serait là ni où on allait. La production m’avait envoyé la veille des affaires à mettre dans ma valise. Il n’y avait rien à préparer, juste à profiter: c’était superexcitant.» Il y a tant de souvenirs à raconter. Tant de personnalités à évoquer. «Des gens extra­ordinaires, passionnés.» Anne-Flore Marxer parle plus vite, comme si le temps manquait pour narrer toutes les anecdotes. L’arrivée à Ushuaia. Le condensé météo: grêle, neige, puis ciel bleu. Perdus en pleine pampa, les concurrents des deux équipes doivent trouver et choisir leur itinéraire. «Chez les bleus, c’était simple de savoir qui décidait. Florence, avec son expérience en mer, connaissait les vents, le soleil, les étoiles. Elle savait garder le cap. De notre côté, c’était plus confus.»
Pour manger, les participants cueillent des champignons et des myrtilles sauvages. Sur le chemin, l’équipe croise des animaux. Un petit lézard «trop mignon pour être mangé». Et puis des lamas «qui nous suivaient sur le trajet». Le soir, quand la balise sonne et qu’il faut s’arrêter pour la nuit, les rouges construisent une cabane et font du feu, à la pierre à feu. Comme des gosses en plein été. Pendant la journée, les caméramans suivent les candidats aux sacs à dos lestés de bouteilles d’eau. Anne-Flore s’émerveille: «On allait à une allure soutenue et les mecs couraient sans regarder où ils mettaient les pieds: de vrais sportifs! J’avais toujours peur qu’ils se pètent une jambe.»

Des papiers et des flammes
Avant et entre les étapes, les participants se retrouvaient à l’hôtel. «On était tout le temps ensemble. Les doutes, les expériences, les attentes, l’avenir: entre sportifs, les parcours se ressemblent. On a beaucoup partagé. On s’est livrés en confiance.» Et l’aventure qui se vit soude les liens. «C’était un peu comme une colonie. On n’avait ni portable ni ordinateur. On a joué à la belote, on a ri, fait des mimes, blagué à n’en plus finir.»
Même avant le drame, avant les larmes, avant le huis clos de cet hôtel devenu veillée funèbre, la complicité entre eux était belle et forte. Alors, avant de quitter l’Argentine, participants et équipe technique sont retournés une dernière fois dans le canyon où ils s’étaient pris en photo la première fois. «On a bâti un feu. A tour de rôle, on a écrit des mots pour ceux qui ont disparu, sur de petits papiers. Puis on les a laissés s’envoler dans les flammes. On s’est tenu la main et on leur a dit adieu. C’est la dernière chose qu’on a faite tous ensemble.»
Un jour, peut-être, elle retournera là-bas. Pour voir l’endroit où auraient dû atterrir les hélicoptères. Pour vivre cette aventure jusqu’au bout. Parce qu’elle était si belle. 


Une émission, deux équipes, huit sportifs d’élite
A la base, il y a un jeu suédois. Lâchés, dropped, en hélicoptère, en pleine nature, des sportifs professionnels doivent retrouver par leurs propres moyens, sans carte ni boussole, la civilisation. Chaque semaine, à la fin de l’épreuve, l’équipe perdante doit éliminer l’un des siens via des épreuves de qualification. L’émission française, produite par la société Adventure Line Productions (ALP), à qui l’on doit aussi Koh-Lanta et Fort Boyard, avait commencé le tournage en Argentine et espérait diffuser l’émission sur TF1 à la fin de l’été. Au moment du drame, Sylvain Wiltord, le footballeur, avait perdu son défi et venait de retourner en France.

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