Entretien avec Alejandro Horowicz
conduit par Fabián Kovacic
Alejandro Horowicz, professeur titulaire de la chaire «Les changements dans le système politique mondial» auprès de l’Université de Buenos Aires, a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels peuvent être cités: Los cuatro peronismos et Las dictaturas argentinas, publiés les deux aux Editions Edhasa. Il s’est entretenu avec le correspondant à Buenos Aires de l’hebdomadaire uruguayen Brecha, Fabian Kovacic, sur les 15 premières années du XXIe siècle et les limites du dit progressisme latino-américain.
Si l’approche de Horowicz contrecarre à juste titre les illusions répandues concernant le progressisme, il n’est pas certain que ses affirmations abruptes et unilatérales sur les dynamiques potentielles dans le cadre des chocs ébranlant diverses formations sociales, du Brésil à l’Argentine, soient validées par «le cours des histoires». Quand bien même «les prophéties pessimistes» – pour autant que ce qualificatif soit fonctionnel à une analyse socio-politique – tendent à se confirmer plus souvent que les pronostics mettant, au nom d’une praxis sociale et politique ancrée, l’accent sur «l’hypothèse la plus favorable aux intérêts des classes laborieuses et opprimées». (Rédaction A l’Encontre)
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Une époque est-elle en train de se terminer en Amérique du Sud?
C’est la vieille question de la distance entre les gestes et les «concrétisations fertiles» (las efectividades conducentes), comme l’aurait dit l’ancien président argentin Hipólito Yrigoyen (1916-1922). [1] Il y a un grand pas entre dire que tu vas créer une Banque sud-américaine [allusion au projet de Hugo Chavez et de Nestor Kirchner de création d’une Banque du Sud en 2006 et d’une première réunion en 2007 avec Lula, Morales, Correa] et que tu auras une monnaie commune et avoir effectivement une Banque sud-américaine et construire une monnaie commune. Cela aurait permis d’affronter la crise présente en d’autres termes.
Mais quand vient l’heure de vérité, chaque pays doit affronter la crise avec ses propres moyens et instruments limités. C’est cela qui fait que pour les secteurs populaires du Venezuela, du Brésil et de l’Argentine, il n’est pas si clair qu’il s’agit d’une situation extra-ordinaire. Et, dès lors, ces gouvernements perdent électoralement [défaite de Nicolas Maduro et de Daniel Scioli]. C’est pourquoi, comme le Venezuela en 18 ans n’a pas réussi à résoudre la question alimentaire, il doit continuer d’importer massivement des biens alimentaires parce qu’il est un pays mono-producteur de pétrole et dépend du prix du baril pour l’essentiel de ses revenus en devises. Le Venezuela ne peut donc qu’être un pays dont la conjoncture oscille de concert avec les fluctuations du prix du baril de pétrole, qui détermine la configuration du reste de son économie. Il ne s’agit pas tant des votes que l’opposition a réussi à conquérir que des votes que la révolution bolivarienne [depuis février 1999] a perdus.
Avec ce panorama, peut-on affirmer que le progressisme est un espace politique qui se retrouve entre la gauche et le néant?
C’est exactement cela. Dans cette phase de la crise mondiale – c’est-à-dire quand la crise ne se limite pas à Europe mais commence à frapper la locomotive du marché capitaliste qu’est la Chine – et au moment ou la Chine commence à croître plus lentement et d’une manière plus orientée vers le marché intérieur [par rapport aux exportations et aux investissements qui y sont liés], ce cumul de problèmes ne peut qu’affecter une fois de plus les niveaux de consommation à l’échelle internationale et faire baisser les prix des matières premières.
La chute des progressismes cède-t-elle inévitablement le pas à une nouvelle droite?
Sans aucun doute. Nous assistons à l’apparition d’une nouvelle droite, ou bien à la transformation de gouvernements comme celui de Dilma Rousseff, soit un gouvernement orienté bien plus clairement vers la «bancocratie» mondialisée.
Cela met-il en crise définitive l’idée d’un progressisme en Amérique du Sud?
Cela met en crise l’autonomie de la politique. Si on regarde qui sont ceux qui vont progresser au Venezuela, au Brésil, et ceux qui ont gagné en Argentine, on comprend bien le slogan facile de la nouvelle ministre argentine des Affaires étrangères, Susana Malcorra, quand elle dit que l’ALCA [2] n’est pas une perspective à rejeter [les oppositions à cet accord de libre-échange étaient amples et manifestes dès le début des années 2000]. Une chose pareille était imprononçable il y a deux ans encore, mais se dit aujourd’hui à haute voix.
L’Argentine après 12 ans de kirchnerisme [Nestor Kirchner jusqu’en 2007, puis Cristina Fernandez de Kirchner], l’Uruguay avec déjà trois législatures du Frente Amplio [Tabaré Vazquez, puis Pepe Mujica et à nouveau Vazquez], le Brésil qui est dans sa quatrième législature de gouvernement du Parti des travailleurs [Lula da Silva– 2003-2010 – et Dilma Rousseff – 2011- ?] ne pouvaient-ils pas construire un sujet politique qui assure une continuité?
Il ne semble pas. En premier lieu parce que l’échelle de la politique n’est que celle de l’Etat national. Croire qu’on puisse faire une politique en Argentine qui ne soit pas une politique coordonnée organiquement avec le Brésil relève de la naïveté. Et le résultat saute aux yeux quand il s’agit de négocier avec les pouvoirs réels [créanciers, capital national et transnational, institutions internationalisées telles que le FMI, l’OMC, etc.]. Alors, quand le Brésil doit négocier tout seul avec la Chine, et l’Argentine doit le faire aussi en solitaire, il se passe que l’Uruguay, la Bolivie, le Paraguay et les autres n’ont plus qu’à aller se faire foutre. Par conséquent, quand ils doivent expliquer à leurs peuples respectifs quel est l’avantage du Mercosur [créé en 1991, composé de l’Argentine, du Brésil, du Paraguay, de l’Uruguay, du Venezuela et depuis 2012 de la Bolivie; toutefois, ni le Brésil ni le Paraguay n’ont ratifié cet accord de libre circulation des biens et services], ils se retrouvent dans leurs petits souliers.
Evo Morales (Bolivie) et Rafael Correa (Equateur) peuvent-ils connaître le même sort que Cristina Fernández de Kirchner ?
La monnaie de l’Equateur est toujours dollarisée. Et ce n’est pas qu’il y ait une difficulté technique à sortir de la parité avec le dollar. C’est que pour avoir une monnaie qui en mérite le nom, il faut que le bloc de pays qui la soutient dispose d’un certain poids spécifique dans le marché mondial. Le yuan existe parce que la Chine existe sur le marché mondial. Mais pour que l’Equateur existe, il faut que le Brésil et l’Argentine servent d’ancrage à sa monnaie. Si cela ne se constitue pas, les possibilités de l’Equateur sont très réduites. Il suffit de voir que l’Equateur importe des glaces [depuis 2006, la substitution d’importation de pays laitiers, entre autres de glaces, est à l’ordre du jour en Equateur]. Quand un pays importe des glaces, c’est qu’il a des sérieux problèmes.
L’exemple bolivien est-il le seul à avoir des perspectives d’avenir dans le dit camp progressiste de la région?
La Bolivie représente un changement de sujet de la politique [la population indios: Quechuas, Aymaras, etc.]. Ceux qui n’intervenaient pas dans la politique sont ceux qui aujourd’hui agissent et orientent cet Etat plurinational. Ces gens ne vont pas lâcher le pouvoir, parce qu’il leur a fallu des centaines d’années pour le conquérir. Ils ont conquis la citoyenneté politique et cela représente une valeur en soi. Mais pour les Uruguayens, les Argentins, les Paraguayens ou les Brésiliens, voter n’a pas le même poids spécifique.
Sommes-nous donc devant 15 ans de perdus, en termes de politiques aux mains du progressisme?
Nous sommes devant une période où ces politiques sont extrêmement limitées et il suffit d’un changement dans la corrélation internationale des forces pour que cet «espace» ne s’étende plus, pour ne pas dire se réduise.
Il semble que des difficultés sérieuses existent pour analyser les perspectives du progressisme?
Le progressisme peut être envisagé de divers points de vue et en rapport avec divers problèmes. Le terme progressisme est un terme mou qui se substitue au mot gauche, et, en général, c’est une sorte d’altération du terme gauche qui dans les formules journalistiques se définit comme centre-gauche. C’est-à-dire qu’il est clair qu’il ne s’agit plus d’une orientation de gauche.
Les politiques progressistes sont-elles donc labiles et oscillantes face au pouvoir financier effectif?
Le progressisme possède naturellement cette labilité constitutive. Et c’est fondamentalement une sorte de compromis mou pour ne pas formuler des lignes dures. C’est une manière de résoudre le conflit par la politique et la seule victoire électorale. En dernière instance, un discours habile, des accents rhétoriques adéquats et une gesticulation intelligente sont censés résoudre la question. C’est une espèce de transcription petite-bourgeoise de conflits plus significatifs.
Le kirchnerisme est-il un exemple de cette définition?
Disons que oui, bien sûr.
Que reste-t-il du kirchnerisme?
Du kirchnerisme il ne reste rien.
Pourquoi?
Le kirchnerisme n’a pas construit un programme pour le parti de l’Etat et n’a par conséquent pas pu reformuler le projet antérieur. Il a simplement pu imposer une certaine sorte de limite au pouvoir réel [des agro-exportateurs, du capital financier, des créanciers, etc.], en 2003, sans que les valeurs du projet antérieur [péroniste] aient jamais été remises en question. Il n’a pas construit un sujet politique. Dans Psychologie de masse du fascisme, Wilhelm Reich dit que le marxisme explique assez bien pourquoi ont lieu les guerres inter-impérialistes. Mais ce que ne peut expliquer un certain marxisme, c’est les raisons pour lesquelles les ouvriers se laissent tuer allègrement dans ces guerres. Là, c’est la question de la subjectivité, et dans le cas argentin il faut parler d’une politique construite toutes ces années sans sujets politiques. Le sujet n’a aucune place et par conséquent l’objectivisation est totale. Dans ces termes-là, il ne s’agit pas de ce que je possède et de ce que je ne possède pas, mais quels objets je possède et que je ne veux pas que vous les possédiez. La Cámpora est à la Jeunesse péroniste de 1973 ce que Cristina Fernández est à Juan Perón. Le kirchnerisme dans sa meilleure version n’a jamais inclus le mouvement ouvrier. Et je ne parle pas des appareils syndicaux.
Cette analyse est-elle applicable à n’importe quel courant politique?
Je répondrais que la politique mondiale est une politique sans sujets. Si un courant politique ne peut engendrer en 12 ans un autre candidat que Daniel Scioli [battu lors des élections de début décembre 2015], c’est qu’il n’a pas d’identité à laquelle se rattacher. Il ne reste déjà plus rien du kirchnerisme en tant qu’expression du progressisme. L’Argentine n’a ni veine progressiste, ni veine de gauche. Aujourd’hui, le monde entier n’a déjà plus ni veine progressiste, ni veine de gauche. Quand vient l’heure de vérité, les progressistes ne manquent jamais de se faire les associés des réactionnaires.
Les mouvements sociaux qui sont apparus avec les assemblées communautaires dans les Andes pour lutter contre les méga-mines, ne mènent-ils pas des actions politiques?
Ce sont des cas très ponctuels pour des problèmes très ponctuels. Depuis peu [allusion à l’état d’urgence proclamé dans six provinces au Pérou suite aux mobilisations contre une nouvelle mine ultra polluante de cuivre] ils n’existent plus comme mouvement politique se constituant en alternative. La consommation consomme et le travail est un emploi qui tue. Si on regarde ce qui s’est passé en Grèce et qu’on considère le référendum grec, on ne peut pas croire qu’après cela rien ne s’est passé. Parce que cette situation n’est pas seulement grecque mais aussi portugaise, espagnole, irlandaise, italienne et passablement française aussi.
Le phénomène progressiste en Amérique du Sud est-il en train de s’éteindre?
J’insiste, la politique sans sujets n’a pas de futur. (Entretien publié dans Brecha le 23 décembre 2015, traduction A l’Encontre)
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[1] Hipólito Yrigoyen (1852-1933) fut président de l’Argentine de 1916 à 1922, puis à nouveau de 1928 à 1930. Il participa aux «révolutions radicales» de 1890,1893 et 1905 contre le pouvoir conservateur des grands propriétaires terriens exportateurs liés à l’impérialisme britannique et il fut un des fondateurs en 1892 de l’Union Civique Radicale, formation politique encore existante en Argentine. Il fut le premier président élu au suffrage universel masculin secret et présida à la période de plus forte croissance économique de l’Argentine, favorisée par la Première Guerre mondiale. Il imposa contre les Conservateurs, et contre les Etats-Unis, la neutralité du pays et s’opposa en 1916 à l’intervention des Etats-Unis en République dominicaine sous le prétexte d’assurer le paiement de la dette, intervention qui se prolongera par une occupation jusqu’en 1924.
Yrigoyen réglementa les chemins de fer possédés par des capitaux britanniques et créa des lignes de chemin de fer étatiques. Il fonda en 1919 l’entreprise pétrolière d’Etat Yacimientos Petroliferos Fiscales/YPF. Mais, lors de son second mandat, la crise économique de 1929 frappant, il fut renversé par le coup d’Etat militaire du général José Félix Uriburu, le 6 septembre 1930, ce qui mit fin au projet d’élargissement de la nationalisation du secteur pétrolier. Perón s’est réclamé au cours de sa «carrière politique» de certaines initiatives de Yrigoyen. (Réd. A l’Encontre)
[2] Area de Libre Comercio de las Américas, la Zone de Libre Echange des Amériques, soit l’extension à toutes les Amériques du Traité de libre échange de l’Amérique du Nord/ALENA, convenue en 1994, mais gelée depuis 2005 par l’opposition des gouvernements nationalistes dits progressistes du Venezuela, du Brésil, de l’Argentine, de la Bolivie de Morales et initialement de l’Uruguay du premier gouvernement de Front ample en 2005. (Réd. A l’Encontre)