C'est un ouvrage insolite signé Alberto Cedrón et Julio Cortázar. Un texte inédit, un roman graphique qui traite des dictatures argentines, réalisé voilà 35 ans à Paris, et que les éditions CMDE publient pour la première fois. Une découverte que Mathias de Breyne, le traducteur, a faite en Argentine, ayant pris contact avec les veuves des deux auteurs. Dans un texte qu'il a confié à ActuaLitté, il raconte la naissance de cette oeuvre conjointe, son approche historique, mais également sa rencontre avec l'artiste, chez lui, dans sa maison-atelier de Buenos Aires, le dernier atelier de la liste lorsqu'il est rentré d'exil 30 ans plus tard.
Des ateliers, Alberto Cedrón en a eu pléthore – Argentine, Venezuela, Italie, France, Portugal, Brésil... Le dernier en date à Buenos Aires, lorsque la boucle enfin bouclée après 30 ans d'exil le ramène chez lui, grâce à une de ses œuvres phares : La racine de l'ombú, création conjointe avec l'écrivain franco-argentin Julio Cortázar. Cette œuvre n'ayant pu paraître sous la dernière dictature argentine (1976-1983) a vécu en exil avec son créateur jusqu'au jour où un commissaire d'exposition, Facundo de Almeida, a eu la bonne idée de publier ce livre à l'occasion des 90 ans de la naissance de Cortázar en 2004. Il attendra encore 9 ans pour être disponible en français.
« L'exil fait voyager et créer ailleurs, mais je m'en serais bien passé », m'a dit Cedrón lorsque nous avons parlé, lorsque je l'ai écouté longuement dans sa maison-atelier de la capitale argentine où il avait commencé à dessiner et peindre dans les 1950-1960. Des ateliers, des œuvres et des rencontres aux quatre coins du monde. Né en 1937, Alberto Cedrón est rentré chez lui seulement quelques années avant de repartir pour un autre long voyage, en 2007. Il disait : « Tu sais quand t'es au lit et tu trouves pas la bonne position, quand tu sens que la nuit est maudite... toute une nuit maudite qui pour moi a duré de nombreuses années, c'est pour ça que je suis là, je tenais plus, l'humour argentin me manquait et la lumière de cette ville – Buenos Aires –, si différente de la lumière de l'exil... »
Des peintures murales au Portugal et à Buenos Aires, dont certaines ont été détruites, mais il reste la plus célèbre bien qu'en lambeaux, sur la Plaza Roberto Arlt, un des écrivains argentins cultes.
Son dernier atelier était impressionnant, regorgeait de vie, d'objets, on était presque assis sur des œuvres. Une pièce-arc-en-ciel tellement la couleur était omniprésente. Des tableaux, des dessins, des ébauches, notamment de La racine de l'ombú. On peut voir l'une d'elle sur le site internet de l'artiste où il a écrit en bas à droite, avant de signer : « ébauches pour La racine de l'ombú, montrer à Julio. Cedrón 75. »
Il était en exil en Italie lorsqu'il rendit visite à Cortázar dans la capitale française pour lui proposer d'écrire le scénario de La racine de l'ombú, en 1977.
Cortázar a dit de Cedrón : « Ses valeurs, qui sont grandes, représentent l'Argentine, s'imprègnent des valeurs de l'amour et de la fidélité façon argentine, ces valeurs qu'un jour nous remettrons dans le droit chemin. »
L'ombú, symbole argentin, est parti lui aussi en exil avec l'artiste et l'écrivain. Un symbole pour de nombreuses raisons, mais sans doute la plus importe : l'arbre a vu naître la littérature et l'art argentins. On doit avant tout préciser que l'ombú est une plante herbacée, comme on dit dans le jargon botaniste, et non un arbre, pourtant le diamètre de son tronc et de ses racines visibles est si large (pouvant atteindre une vingtaine de mètres de diamètre), l'arbre est si grand, sa vie est si longue, qu'on ne peut penser que c'est une plante. Cet herbacé, donc, est un peu l'oasis des fameux gauchos dans la pampa – la Pampa qui est une des 23 provinces argentines et pas seulement une dénomination d'un paysage désolé à perte de vue – qui se reposaient à l'ombre de ses feuilles persistantes, qui y passaient la nuit, y mangeaient leurs grillades. On le retrouve dans la poésie gauchesque.
Ombú est un mot guaraní, qui veut dire ombre. Lors de l'indépendance argentine, en 1916, les premiers grands textes argentins voient le jour. Un des plus célèbres et magnifiques d'entre eux : La captive, d'Esteban Echeverria, dont l'histoire prend corps en pleine pampa. La littérature argentine est née. Puis on retrouve l'ombú en plein Buenos Aires, sur différentes places importantes, dans différents parcs et quartiers, et en ville il est encore plus impressionnant. On peut littéralement grimper aux racines, se tenir debout entre elles, s'y asseoir, s'y allonger, s'y cacher... elles sont comme des troncs. Les personnages d'Alberto Cedrón sont obnubilés par cet arbre, ses racines et pour l'artiste et l'écrivain de cette œuvre géniale, c'était une façon de symboliser l'histoire récente et tragique de leur pays. Toute l'histoire dissimulée sous les racines. Elles symbolisent l'enfance du peintre, ses souvenirs, l'histoire de sa famille italienne qui est retracée dans le livre.
J'avais promis à Alberto que La racine de l'ombú paraîtrait un jour en France, cela avait du sens pour lui. Voilà qui fait, chez un éditeur qui a respecté l'œuvre et façonné un livre à la hauteur de l'œuvre. La racine de l'ombú parle d'elle-même.
Des expositions mettant en exergue des planches agrandies du livre auront lieu ici et là, notamment lors du Festival Cinélatino de Toulouse en mars 2014 et du Salon du livre 2014 où l'Argentine et Cortázar seront à l'honneur.
Mathias de Breyne
La racine de l'ombú, Alberto Cedrón et Julio Cortázar, sur Chapitre.com
Traduction Mathias de Breyne, Editions CMDE
Derniers romans de Mathias de Breyne :
Mourir avec son temps, Sulliver 7 décembre 2013
Direct dans la mâchoire, anthologie bilingue de littérature argentine contemporaine, Nuit Myrtide 2012
Pour approfondir
Les 30 auteurs d'Argentine que l'on retrouvera au Salon du livre
Itinéraire d'un poète apache : un Rimbaud moderne dans l'Amérique des années 1990.
Décès de l'éditeur qui distinguait argent et littérature, André Schiffrin
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